Ashnar la sombre, Ashnar la terrible, Ashnar la cruelle… L’ennemie héréditaire. Depuis que j’étais en âge de comprendre un peu le monde des adultes, j’avais entendu mille horreurs à propos de l’empire ennemi et sa sombre capitale. La guerre perdurait malgré les années, sans qu’un camp ne l’emporte sur l’autre. Quelque part, ça me rassure aujourd’hui. Je me dis que si la dictature devait l’emporter sur ma ville natale, ça serait déjà fait. Malgré tout les attaques perdurent, sans espoir de gagner, mais elles maintiennent notre cité dans l’angoisse de la guerre, la mobilisation des troupes, les deuils et les restrictions fréquentes. Néanmoins, depuis ma malédiction, n‘ayant plus d’espoir de vie sociale, je me désintéresse de tout ça, du destin des hommes et de la politique. Il m’est même venu l’envie d’aller voir de plus près cette fameuse cité noire, si monstrueuse, si maudite par les miens. Dans ma peau de chat, je suis de toute façon en danger partout et tout le temps. Quiconque me trouvera trop démoniaque un jour, ici ou là-bas me tueras, et ç’en sera fini de Yazill alias Bertaut Brichaseuil, ex-fils d’artisan de Nexus.
Donc un beau matin je pars, quittant ma ville natale incognito par une grille des égouts. Et, mon baluchon sur une épaule, ma hallebarde sur l’autre, me voilà cheminant vers le territoire ennemi. Le danger n’est pas si grand. Personne ne prête vraiment attention à un si petit personnage que moi en rase campagne. Le paysage défile donc, au rythme lent de mes petits pas de chat, et change petit à petit au fil des jours et des nuits. Le plus périlleux en définitive ici comme ailleurs sont les chiens errants ou les loups. Quelques rapaces nocturnes aussi, car j’aime voyager de nuit. Ma vue me le permet et on y croise moins d’importuns. Le moins marrant c’est de dormir dehors, « à la fraîche » et de se nourrir. Point de bonnes gens à qui quémander de la nourriture ici, point de poubelles à fouiller, point d‘auberges… Je me contente de mulots que je parviens à attraper de nuit. J’entends les ultrasons à présents, et ils communiquent entre eux par ultrasons. C’est pas ce que je préfère, surtout quand je ne peux pas faire de feu, mais à la guerre comme à la guerre….
Si bien que quelques semaines plus tard, me voilà en vue de la ville maudite d’Ashnar, capitale de la dictature. Faudra un jour qu’on m’explique la différence entre une dictature et une royauté. Je suis plus si sûr que ça diffère autant qu’on me l’a dit. Me voilà donc au pied des remparts à la tombée du soir d‘un jour de pluie… Comme pour sortir de ma ville, je me faufile par les égouts pour entrer dans celle-ci. Quand on y pense, mes remparts sont pleins de trous pour les petites créatures comme moi. Je suis trempé jusqu’aux os. Il pleut depuis le matin sans interruption. Dans les égouts, je croise des rats trop gros pour rester serein. Et surtout ils me regardent d’un œil beaucoup trop menaçant. Je leur crie dessus, les insultant, les sommant de dégager le passage. L’effet de surprise est garanti ! C’est pas tous les jours qu’ils croisent un chat avec une voix humaine… Je me hâte de sortir de là, remontant à la surface à la première occasion.
La pluie n’a pas cessé, dégoulinant sur les toits, submergeant les gouttières encombrées, et réfléchissant toutes les lumières sur les pavés. J’ai l’air d’un rat tout miteux, trempé comme je suis. J’éternue, et cherche à me repérer parmi les masses sombres et imposantes des bâtiments… Mais je ne connais pas la ville. Et à cette heure tardive les passants se font rares pour ne pas dire inexistants. Sans doute la rigueur des restrictions locales ? Je longe les murs, priant pour ne pas croiser de chien… J’ai bien faillit mourir plus d’une fois d’une crise cardiaque avec ces imbéciles ! Sans compter qu’ils manquent de me bouffer pour de bons une fois sur deux ! Comme pour les rats, ma voix les surprend souvent, me laissant l’initiative. Mais son effet dissuasif ne dure pas toujours longtemps. Ah tiens !? J’entends des pas ! Des gens viennent. Je file vers eux, ils me mèneront quelque part au chaud. Oups ! Je me plaque à un mur dans l’ombre dès que je réalise qu’il s’agit d’une patrouille défilant au pas en rangs par quatre. Mon coeur s’est emballé, je reprends mon souffle. Je croise bien des soupiraux aux pieds de habitations ici et là par lesquels je pourrais me glisser. Mais c’est toujours risqué d’entrer quelque part sans y avoir été invité. Les gens sont violents quand il s’agit de défendre leur foyer. Je continue, errant de rue en rue au hasard, cherchant les endroits animés. Mais par moment le doute me saisit ! Et s’il n’y en avait plus à cette heure ? Dictature oblige ? Extinction des feux… restrictions de temps de guerre… que sais-je !? Ils sont où ses quartier chauds ici ? Mon ouïe et mon flair de chat devraient m’y conduire. Mais la pluie brouille un peu les pistes. Je me pose un moment, me calme et me concentre sur mes sens félins, moustaches comprises… Quelques minutes passent et… je me laisse guider, filant dans une autre direction… Quelques rues plus loin nous y sommes ! Des fenêtres éclairées, des voix, des bruits de couverts. Mon cœur de chat a un battement plus fort. Je m’approche prudemment, le balluchon sur l’épaule, et ma hallebarde dans l’autre main pointée vers l’avant.