« Tu as bien conscience que tout ce que tu dis paraît sortir de la bouche d’une illuminée ? »
Les Treize Immortels, Lucifer… Si Élise ne connaissait pas suffisamment Shad, elle aurait effectivement pu la croire atteinte d’un quelconque maléfice. Mais la jeune Louve était honnête, et Élise le savait. Le pire, avec la réalité, c’est qu’elle dépassait parfois la pire des fictions. Ici, c’était exactement le cas, où ce qui se passait dépassait l’entendement. Élise devait donc retrouver Elena Ivory afin de participer à une quête ancestrale visant à vaincre le Premier-Né… Sauf qu’elle n’était toujours pas spécialement enthousiasmée à l’idée de se rendre dans un lieu où les simples gardes risquaient de l’occire sur place, au vu de son apparence. Être une femme arachnéenne, ce n’était jamais bon pour faire de vieux os, a fortiori dans une ville immense comme pouvait l’être Nexus.
Après cette première conversation, Shad en revint au sujet principal : leur expédition dans les terres de White Elise. Est-ce que les enjeux en valaient le risque ? La défunte Reine des Araignées pouvait tout à fait comprendre les inquiétudes de Shad, qui, avant qu’elle ne puisse lui répondre, proposa d’aller faire un tour au-dehors.
« Si tu veux… »
N’étant pas prisonnières ici, elles pouvaient sortir du repaire par une entrée précise, qui conduisait au milieu d’un grand parc. Elles arrivèrent ainsi dehors en empruntant un escalier, et rejoignirent un kiosque. Le parc surplombait une bonne partie de Koldoue, et permettait surtout de voir, séparé du reste, le Château royal. Plus les jours passaient, et plus Koldoue sombrait dans le fanatisme et le paupérisme. Les pouvoirs publics avaient accusé les sorcières d’être responsables des maux des paysans, mais, même malgré ces mensonges, il y avait parfois des révoltes. La situation était explosive, et les gens étaient suffisamment désespérés pour peut-être décider de rejoindre Sha.
*Et puis, son plan n’est pas aussi insensé que le sien…*
Le fait est que, à voir le nombre de gens présents autour de leur table, Élise affrontait un ennemi redoutable, dont White Elise n’était qu’un pion.
« J’ai été humiliée, Shad… Depuis des générations, je commandais à ma forêt, et j’étais en symbiose parfaite avec mes araignées. Quand White Elise m’a arraché à ça, elle… Elle a brisé quelque chose, comme une part de moi. J’exerçais une symbiose avec ces araignées. »
Expliquer ce qu’elle avait ressenti à Shad était très compliqué, car c’était une notion qui dépassait sa propre perception. Elle était effectivement liée à ces araignées, un peu comme l’Annexien était lié à ses Formiens. Elle serra les poings en fermant les yeux. Elle, si forte, si dure, inébranlable, avait subi un revers dont elle peinait encore à se remettre. Elle avait été capturée par ses ennemis, humiliée, brisée, et vu ses propres araignées se retourner contre elle, des créatures dont elle n’aurait jamais pu douter de la loyauté.
Laissant passer ce bref moment de faiblesse, Élise reprit, en desserrant ses mains :
« Je veux y retourner, Shad… Il n’y a que comme ça que je pourrais comprendre ce qui est arrivé… Et trouver un moyen d’y faire face. Je ne dis pas que je n’ai pas confiance en Sha, mais son plan comporte beaucoup d’aléas. Et puis, il faut bien s’occuper de cette armada d’araignées. Si nous laissons à White Elise le contrôle entier d’un pays, elle va pouvoir considérablement multiplier le nombre d’araignées. Il faut que je sache… Et c’est pour ça que je ne te force pas à m’accompagner. Cette quête est certes suicidaire, mais elle est avant tout personnelle. Les Immortels, le Roi Cramoisi, la Monarchie de la Rose… J’ai entendu tout ça, mais moi, je ne connais que ma forêt. Et tu voudrais m’envoyer à Nexus ? Je dois d’abord tourner la page de mon passé. »
Elle observa les étoiles pendant quelques secondes, puis la région environnante. Depuis le kiosque, on voyait le lac de Koldoue, et les forêts et collines s’étendant au loin. Là, dans la pénombre, White Elise et son armée s’avançaient.
« Et, surtout, je dois massacrer cette clone. Tu ne comprends ? Elle utilise mes araignées. Chaque victime qu’elle fait, c’est comme si j’en étais indirectement responsable. J’ai perdu mon royaume, mon peuple, mon armée… Mais il me reste encore ma fierté. Je ne fuirais pas comme une lâche en laissant mon adversaire gagner du pouvoir. »