L'Overlord, c'est l'Overlord, marmonnait en boucle Irma, dans sa tête. Ciara ne bougeait pas. Elle voulait fuir, elle voulait se retourner et courir au bar. Elle voulait se prosterner et baiser les pieds de l'être face à elle. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait. Elle était tiraillée entre deux côtés distincts de sa personnalité, de son essence. Celle qui avait grandi en tant qu'humaine, et celle qui était instinctivement démoniaque. En résultait ce blocage de ses muscles, de son corps. Cette crispation de ses doigts sur l'arme, cette raideur dans la nuque, dans les épaules. On dit toujours que les humains ont peur de ce qu'ils ne connaissent pas. La part humaine de Ciara, même si elle n'était que psychologique, avait effectivement peur de cette situation. Peur de découvrir cette autre partie d'elle, physiologique, qui s'échauffait, qui s'éveillait face à l'Overlord.
Et il reprit la parole, mais dans sa tête à présent. Irma se répandait en Ô Maître, sans fin, telle une litanie. Mais Ciara, elle, restait muette. Autant dans sa tête que dans la réalité. Non. Il ne pouvait pas. Elle avait prit un coup sur la tête ce soir, ça devait être ça. Elle avait glissé sur une flaque de bière derrière le comptoir, et elle s'était cognée, assommée. Et elle rêvait. Oui, c'était une bonne explication. Ce ne POUVAIT PAS être réel. Son sang qui s'échauffait, ces fourmillements dans son ventre, ce n'était que des hallucinations.
Ses mots résonnaient dans son esprit, couvrant la voix d'Irma, couvrant ses propres pensées. Lorsqu'il déclina son nom, ce nom qu'elle avait lu dans les dossiers de son père, ce nom qui revenait parfois dans ses rêves... Ce fut comme... Comme s'il déchirait effectivement quelque chose. Un voile de secret qui entourait sa vraie nature. Comme s'il libérait la part démoniaque de son être. Cette part qui enfla, encore et encore, cherchant à étouffer le côté humain que les Torelli avaient réussi à lui inculquer au cours de toutes ces années.
Quelque part, une cloche sonna. Quatre fois. Quatre heures du matin, exactement. Mais ces cloches ne provenaient sans doute pas que du plan terrestre. Elle les entendait dans sa tête, comme si... Mais oui, comme si c'était un jour de fête. Elle était née exactement vingt-cinq ans plus tôt. Et elle lui était promise. A lui. A l'Overlord.
Elle s'arracha de cette torpeur en secouant la tête, son côté humain luttant pour ne pas se faire submerger par sa nature démoniaque. Elle voulait résister, lui cracher que les mariages arrangés n'étaient plus courus, de nos jours. Mais elle protestait dans sa tête. Comme si elle était détachée de son corps qui, lui, s'agenouillait lentement face à l'ombre géante. Face à... Son maître ? Son promis ? Nooon, voulut-elle hurler. Mais les phrases qui quittèrent ses lèvres furent tout autres. Des phrases qui semblaient rituelles, ancrées en elle, et qu'elle récitait avec ferveur.
« Moi, Ciara, de la maison Troy, promise par le sang et par le serment, jure allégeance à l'Overlord, maître de la Tour Infernale, commandant d'armées impies, conquérant de mondes, dictateur infernal, mon fiancé, prononça-t-elle d'une voix basse, chaude et veloutée. Je jure de vous servir, de régner à vos côtés, de vous donner une descendance digne de vous. Je jure de- Sa voix s'interrompit un instant, et prit un ton plus aigu, plus paniqué, moins posé. Non, non, non ! Je suis Ciara, Ciara Torelli... »
Elle secoua la tête. La voix désincarnée d'Irma s'était tue alors qu'elle prononçait son serment. Mais toutes ces années à se prétendre humaine laissait des traces, et sa psyché se rebellait, cherchant à contrer cette nature maléfique qui reprenait ses droits. La courbure de sa nuque se modifiait, alors qu'elle relevait la tête en semblant lutter contre un poids écrasant. Ses prunelles défiaient à nouveau le tyran, même si le reste de son corps ne réclamait que l'abandon.
« Je ne veux pas-, commença-t-elle, terrifiée, furieuse. Je suis-, reprit-elle soumise. Laissez-moi, arrêtez... Prenez-moi... Partez... »
Son être désirait plus que tout enfin sentir le contact de son promis contre sa peau, mais son esprit rechignait. Elle frissonnait, impatiente, terrifiée. Des images incompréhensibles flottaient dans sa tête, sans doute envoyées par Irma, alors qu'elle essayait de se concentrer sur sa vie humaine, simple, réelle.