Paris
Rue Saint-Denis*
Mais qu’est-ce que je fais là ? Fais marche arrière, Emb’ !*
Ember Montrouge ferma les yeux et soupira, renvoyant dans les tréfonds de son esprit la voix outragée de sa conscience alors qu’elle se trouvait le long de l’une des plus vieilles artères de Paris, connue pour être le repaire des putes. Malgré les gouvernements successifs qui tentaient de lutter contre la prostitution, que ce soit le racolage passif de Sarkozy, ou la pénalisation du client de François Hollande (deux blaireaux patentés, et en ça, Ember était, pour une fois, d’accord avec Paul), la prostitution existait toujours, ou avait davantage tendance à s’institutionnaliser, à se cacher. Difficile de racoler dans la rue quand n’importe quelle patrouille policière pouvait vous surprendre, et vous envoyer au trou. Ember avait pleinement conscience des risques, pleinement conscience que, en ce moment, elle jouait avec le feu. Elle n’osait imaginer les ravages si les flics l’attrapaient. Son boulot de professeur de lycée serait fichu, elle ne retrouverait plus jamais une place dans l’Éducation Nationale, et, même au-delà de ça, elle ne voulait pas imaginer les réactions de ses enfants en apprenant cela.
Ember n’avait jamais été réduite à devoir se prostituer. Elle avait eu la chance d’étudier dans une ville autre que Paris, soit une ville où ses parents pouvaient encore l’aider, financièrement parlant. La tâche était difficile pour eux, car ils étaient des agriculteurs, et pas les grands vignerons de Bordeaux, mais plutôt ceux qui vivaient sous la coupe réglée des grands distributeurs, qui leur achetaient le kilo de porc à 150 €, le vendait 200 €, et se gardait 100 € de commission... Pour simplifier. En clair, ils étaient de plus en plus endettés, et Ember avait bénéficié de la généreuse aide d’État, une aide qui s’était terminée dès qu’elle avait quitté le statut étudiant pour rejoindre et gonfler les rangs de Pôle-Emploi. Fort heureusement, elle n’y était pas restée trop longtemps, et avait pu trouver un poste au sein de l’Éducation Nationale. Paul, en revanche...
Paul était son mari, un homme qu’elle pensait aimer, et qu’elle avait rencontré à la fac’. À l’époque, il était un délégué de l’UNEF, qui fumait des pétards et ne réussissait ses études que grâce aux rattrapages. Elle ne saurait pas trop dire pourquoi elle était tombée amoureuse de lui, à cette époque... Peut-être parce qu’il parlait bien, qu’il savait se mettre en avant, et qu’il avait su tâter de cette fibre romantique propre aux paysannes, qui les amenaient à voir la cité comme une sorte d’eldorado. S’était-elle imaginée vivre la grande aventure avec lui ? Cette grande aventure s’était terminée à son Master-2, quand elle était tombée en cloque. Paul avait choisi de se marier avec elle (la mère d’Ember n’aurait jamais accepté un enfant né hors-mariage !), mais la belle aventure s’était fracassée à la réalité. Quand on faisait des études de sociologie, trouver un emploi ensuite était difficile. Paul enchaînait les petits boulots d’intérim, sans trop de rapport avec ses qualifications, multipliait des stages où il bossait dix heures par jour pour une rémunération inexistante, ou tellement faible qu’elle en devenait ridicule, et il était régulièrement inscrit à Pôle-Emploi. En fait, il n’allait pas tarder à devenir «
chômeur longue durée », une perspective peu réjouissante. Et, plutôt que de trouver du boulot, Paul dilapidait de plus en plus leur argent en allant au bar. Oh, il n’était pas agressif, ni violent, mais juste... Mollasson. Ember ne pouvait supporter ça, et l’engueulait quand elle le voyait avachi sur le fauteuil du salon, à regarder les matchs de foot, plutôt qu’à aller chercher un emploi, ou même passer son foutu permis. Elle avait payé pour qu’il s’inscrive à une auto-école, mais ça faisait maintenant plus d’un semestre qu’il en était encore au code. À bien y réfléchir, Paul avait toujours été un gros feignant, mais, quand on était encore à la fac’, on ne voyait pas les choses sous le même angle.
La situation était assez simple, d’un classicisme qui aurait valu à Ember dix secondes d’antenne sur le JT de David Pujadas : un couple normal à Paris, trois enfants, un loyer extrêmement élevé, et des rentrées d’argent insuffisantes. Ils arrivaient à tenir le bout du mois, mais c’était limite à chaque fois. Ember avait deux fils et une fille :
- Thomas, maintenant âgé de douze ans, et qui allait en avoir treize dans quelques semaines ;
- Clara, âgée de sept ans ;
- Axel, âgé de quatre ans.
Ses trois merveilles étaient tout ce qui comptait dans sa vie, et, si elle se refusait à divorcer (même si l’idée la tentait de plus en plus), c’était pour eux. Elle ne voulait pas que ses enfants endurent le poids du divorce, les longues années d’instabilité, le déchirement familial... Alors, Ember faisait contre mauvaise fortune bon cœur, mais il y avait longtemps que la flamme entre elle et Paul n’était plus qu’une étincelle, fugace et silencieuse. Même quand ils faisaient l’amour, elle n’arrivait plus à jouir.
*
Rappelle-toi pour quoi tu fais ça...*
Thomas approchait de son onzième anniversaire, et voulait une console de jeux. Ember le savait ; maintenant, tous les jeunes étaient branchés nouvelle technologie, et tout ces trucs qui étaient pour elle aussi compréhensibles qu’un livre écrit en chinois. Ember s’était décidée à lui offrir une PlayStation 4, mais, même en allant sur des sites comme PriceMinister, il fallait bien débourser 400 € pour la console seule, et un peu plus pour les jeux, soit environ 500 €. Malheureusement, Ember n’avait aucun moyen d’avoir 500 €. Ses comptes étaient réglés presque à l’euro près, mais elle se refusait à lui offrir encore un bouquin. Thomas aimait bien lire, mais sa mère savait aussi qu’il enviait tous ceux qui, en cours, avaient des PS4 ou des PC suffisamment performants pour jouer en réseau. Et, si Ember lui avait dit à chaque fois qu’il était «
trop jeune » pour jouer à des jeux violents comme les GTA ou les
Call Of Duty, sa position tenait de moins en moins. Il jouait à ça chez ses copains, et Ember voulait en apprendre plus sur les copains de Thomas. Or, difficile de les inviter s’il n’y avait rien d’autre à leur offrir qu’un Puissance 4 ou de vieux puzzles de 100 pièces.
Cette idée lui tournait dans la tête depuis des semaines. Elle voulait offrir un beau cadeau à son fils, quelque chose qui le ferait sourire, et qui permettrait d’éviter qu’il passe ses Mercredis après-midis et ses Samedis ailleurs que dans la maison. Mais comment trouver 500 € ? Cette réponse, Ember l’avait eu en surfant sur Internet, il y a quelques mois, quand le gouvernement avait proposé de pénaliser les clients des prostituées. Elle avait lu beaucoup d’articles sur la prostitution, notamment sur la «
prostitution occasionnelle », le profil-type étant celui d’une étudiante devant payer ses études. C’était comme une idée lancinante qui revenait régulièrement, avec plusieurs phases. On allait du «
Non, pas question ! » au «
Non, mais... » en voyant l’échéance se rapprocher, et en voyant le regard triste de son fils quand on lui apportait ses Golden Grahams, parce qu’il savait qu’il n’aurait rien. Puis on se rappelait cette fête de Noël entre collègues, où, un peu trop ivre, un collègue un peu plus âgé vous disait qu’il était prêt à vous payer 100 € pour «
une petite gâterie entre collègues ». Et, quand on ne pouvait pas dormir à cause d’un mari qui ronflait comme une usine à vapeur quand il revenait du bar, l’idée tournait dans votre tête, trottinait, un peu comme les paroles d’une chanson que vous écouteriez à la radio le matin, et qui vous poursuivraient toute la journée.
Et puis, on en arrivait là... Ember était assez prudente. Elle avait traversé la rue Saint-Denis en portant son costume gris, celui qui donnait l’impression d’être une banquière, et elle se tenait dans l’une des rues adjacentes, près de la rue Réaumur. Elle était près d’un porche, et ainsi prête à s’abriter dès qu’elle verrait des flics. Son costume mettait en avant ses seins, et, quand elle voyait un homme intéressé, elle comptait tirer sur les pans de son costume, afin de montrer le corset en cuir se trouvant dessous, et qu’elle voyait comme un investissement.
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C’est complètement dingue...*
Difficile pour elle de masquer sa nervosité quand un homme se rapprochait. Elle s’attendait à chaque moment à tomber sur des flics embusqués, et elle ne savait pas comment racoler. Ember se disait que son idée était ridicule, mais... Et bien, elle voulait juste avoir 500 € pour offrir une PS4 à son fils. Ce n’était tout de même pas la mer à boire ! Elle allait bien réussir à y arriver. En une nuit, ça pouvait se faire... Et ce n’était pas tant l’idée de tromper son mari qui la secouait, que celle d’avoir la police sur le dos.
Elle n’avait aucune raison d’avoir honte pour Paul, car il l’avait déjà trompé une fois... Et c’était d’ailleurs grâce à ça qu’elle avait accès à un petit studio où elle pourrait faire son activité... Si elle trouvait quelqu’un... Et si elle ne finissait pas en prison pour la nuit.
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Tu perds la tête, ma vieille ! Tire-toi de là vite, nom de Dieu !*