Bonjour,
Les années passent et l'on vieillit. On fait comme tout un chacun, on essaie de trouver un emploi et de le garder, on prend soin à fonder une famille et à vouloir la garder. On se fond dans le moule mais, à un moment, on regarde en arrière en se demandant ce qu'on a fait de nos rêves, et on regarde en avant en se demandant si l'on vivra ses rêves. La frustration et le doute prennent soudain possession du quotidien, on craint que le rêve ne devienne qu'illusoire fantasme, et on sombre dans la routine.
La quarantaine m'a fait prendre conscience de cette léthargie. Quand les enfants sont grands et que le mariage n'est plus qu'un simple contrat, il est temps de sortir de la torpeur. Alors, avant d'être au fond du gouffre, j'ai pris mon sac à dos, j'ai laissé le confort, je suis parti sur les routes. Juste le minimum vital, avec cette soif de découvrir les humains et de vivre des aventures que je n'aurais pas soupçonnées, avec même cette curiosité aiguillonnée par une rumeur sur l'existence d'un monde parallèle.
Je me suis lancé dans le vide, celui sans repères et sans sécurité. J'ai parcouru les routes de l'hexagone, à la fois heureux de cette liberté et inquiet de cette absence d'avenir. Mes pas m'ont ensuite mené à travers l'Europe, dont j'ai gardé pêle-mêle la beauté des églises orthodoxes et la fougue des italiennes. Mais ces paysages et ces femmes n'ont pas abreuvé ma soif; pour la première fois de ma vie, j'avais l'impression de n'avoir plus aucune barrière, je pouvais aller où bon me semblait, je pouvais faire l'amour avec qui voulait.
Et c'est là qu'ont commencé mes désillusions. Le monde n'avait pas que des maisons hospitalières et des femmes accortes. J'ai ainsi quitté l'Europe, à la fois heureux de ces premières folies et frustré de n'avoir pu vivre tout ce que j'avais imaginé. Mes pas m'avaient mené en Turquie; alors, j'ai embarqué pour de longues semaines sur un cargo, direction l'Asie du Sud-Est. Je pensais que ces semaines me permettraient de voir clair, aucunement de renoncer, mais simplement de plus finement tracer ma route. Désillusion encore! Je ne parvins pas à me concentrer, entre fantasme et réalité. Et, quand j'accostai à Bangkok, j'avais comme une folie en moi, que les semaines de navigation avaient décuplée. Le vagabond aux grandes idées n'était plus qu'un voyageur comme les autres, et, à me trouver au mauvais endroit au mauvais moment, au coeur d'une rixe dans une maison de passes, je me retrouvai illico en prison!
Le cadre parisien BCBG en costard-cravate s'était mué en clodo emprisonné dans une geôle lointaine, au milieu de touristes dépravés; mais, au moins, cela me donna-t-il encore le temps de réfléchir. Je ne saurai dire combien de jours passèrent, mais sans doute assez pour me faire retrouver ma lucidité... et même ma liberté, par je ne sais quel miracle. Je devais bien être le seul innocent!
Ma bonne étoile m'avait sauvé, mais le referait-elle encore? Je ne devais pas réfléchir, je devais reprendre ma route, et fuir cet endroit. J'étais loin de mon passé, de sa rigidité, de ses contraintes. J'étais comme neuf sur un continent aux antipodes. Je redevenais le voyageur humble, dans des pays humbles. Je parcourus ainsi la Thaïlande, mais le choc fut lorsque j'atteignis la Chine. Plus que jamais, je me retrouvais. Mais je réalisai que ce qui aurait dû être bénéfique commençait à se révéler maléfique!
Débarrassé de mes carcans d'antan, je laissais s'exprimer mon moi-profond, celui que la rigueur européenne avait formaté, mais que la liberté faisait ressortir. Et les images revenaient, des mois passés sur les routes; je me rappelai que je n'étais pas par hasard dans cette maison de passes en Thaïlande, pas plus que je n'avais eu de scrupule à voler cette bourgeoise lyonnaise qui me prit en stop en échange d'une partie de jambes en l'air, ou à culbuter la douanière qui refusait de me laisser embarquer sur le cargo. Je n'avais plus de frontières, mais je n'avais plus de morale non plus!
J'étais devenu un monstre, songeai-je en me regardant dans le miroir que j'avais conservé, alors que je me posai à l'aéroport du Kansai, un billet acheté avec la bonté d'une femme que j'avais disons séduite. Et que me renvoyait d'autre, ce miroir?
Finalement, un peu plus de quarante ans, et j'ai retrouvé ce "charme sauvage"; c'est comme si l'homme-urbain n'était qu'une surcouche sur mon vrai côté brut. J'ai même retrouvé de l'allure, et quasiment mon mètre quatre-vingt de mes jeunes années. Avec mes cheveux bruns jusqu'aux épaules et parfois en queue de cheval, avec ma barbe de 2 ou 3 jours que je garde telle une coquetterie, avec mes yeux bleu azur qui peuvent briller de douceur ou de froideur, avec mon corps que la marche et l'effort ont de nouveau rendu musculeux, je commence à comprendre que je séduis! Finies les collègues féminines coincées d'autrefois, je suis désormais un homme, loin des stéréotypes, loin de toute mesure. Je porte à merveille mon âge, et je mets en valeur ma silhouette sous une chemise de coton et un pantalon de toile légère, quand d'autres sont coincés par des cravates ou des tailleurs!
Plein d'allant, je reprend mon sac à dos, direction Osaka. Un bus, une banlieue, inutile de rester ici; il n'y a rien à faire! Au gré des routes, je lève mon pouce, dix kilomètres avec un brave homme, une bonne trentaine avec une jeune japonaise aussi adorable que délurée, et tout autant de route dans la cabine d'un camion qui me dépose, en soirée, à Seikusu. J'éprouve soudain l'envie de me poser un peu. Fatigue et lassitude que nenni, mais curiosité soudain éveillée. C'est comme si, en cet endroit, pouvaient exister tant de choses qui m'ont poussé à prendre la route, tant d'aventures à vivre comme je le désirais.
Je n'ai plus ni foi ni loi... Aurais-je trouvé la scène où m'exprimer?