Cela ne pouvait pas continuer ainsi. Il y avait une semaine de cela, j'avais été prévenu : des hommes me cherchaient activement à travers Nexus. Je n'étais pas dupe, et il ne m'était pas difficile de déterminer de qui il s'agissait. Les seules personnes susceptibles d'avoir une description précise de moi, et avec la volonté de me rencontrer n'étaient pas nombreuses, ou du moins, étaient toutes liées à mes créateurs. Des agents comme Stanislav Siridov, ou peut-être d'autres, mieux adaptés au terrain... J'avais cru que changeant de dimension, ils se désintéresseraient de moi. Mais même ici, ils avaient fini par retrouver ma trace. Un temps, je m'étais senti piégé ; j'avais presque résolu à me rendre, pour que cette traque se termine. Où que j'aille, il me semblait que l'on me poursuivrait toujours.
Mais la télépathie est un don singulier. Lorsqu'on lit les pensées d'un individu, et même si l'on tente aussi rigoureusement que possible de se détacher de sa psyché, il faut avouer que parfois, ses émotions nous traversent. Surtout que depuis mes aventures avec Vincente, je crois que je m'étais fait, d'une certaine manière, plus sensible, plus réceptif aux émotions des autres. Le hasard avait fait que passant dans une auberge, j'avais pénétré l'esprit d'un esclave, un grand terranide au pelage roux. Cela n'avait été qu'une introduction furtive, mais entre toutes les choses que j'avais perçues, il y avait un souvenir plus fort que les autres, vers lequel convergeaient tous les espoirs de l'hybride. Cette simple évocation m'avait redonné, moi-même, un peu d'espoir.
Je m'étais mis à rechercher, en scrutant tous les terranides que je croisais, la moindre information concernant ce pays lointain, dont j'appris qu'il était dominé par un clan : le clan Haulleuad, qui m'intéressait en particulier. Mon enthousiasme grandissait à mesure que je collectais des éléments, et que ceux-ci s'assemblaient, me donnant une vue imprécise mais terriblement idyllique de ce qu'était ces lieux. Finalement, je parvins à en avoir une localisation assez précise. Je savais assez bien quelle direction il fallait prendre, et disposait d'une estimation de la distance qu'il me faudrait parcourir. A pied, il me faudrait plusieurs mois pour l'atteindre. Il ne me restait plus qu'à trouver un moyen de la franchir plus rapidement, car je ne disposais pas d'autant de temps...
J'aurais pu faire le voyage en m'élançant télékinétiquement dans les airs. Toutefois, si j'aurais été suffisamment véloce, je me serais vite épuisé, et je n'aurais jamais pu terminer le voyage ; du moins pas sans plusieurs jours de repos entre chaque vol. Je disposais de moyens limités, cependant, l'idée ne mit pas longtemps à germer dans mon esprit. Il y a quelques fois où être un génie s'avère utile, en réalité. Quelques perches de bois constituaient une armature solide. Je trouvais également une grande toile de jute, et de la corde. C'est tout ce dont j'avais besoin. J'assemblais le tout en une grande aile en V, qui rappelait ce que, sur Terre, on appelle deltaplane. Plus que quelques tests, quelques calculs complémentaires, et j'étais prêt à partir.
Je n'avais même pas besoin d'une colline ou d'une falaise pour m'élancer. Mon outil de vol ne me servait en fait qu'à ménager mes efforts, et le faisait avec élégance. Il m'était nécessairement seulement d'avoir à fournir, de temps en temps, un effort psychique pour me maintenir en l'air, lorsque mon altitude faiblissait trop. Ainsi, je parvenais sans aucun mal à garder une vitesse de croisière d'un un peu plus d'une centaine de kilomètres/heure, et cela ne me demandait presque pas d'énergie. Les désagréments vinrent d'ailleurs. J'avais en effet prévu de m'habiller chaudement, mais la température, à la hauteur où j'étais, était réellement glaciale, et les coups de vent me gelaient quelque-fois jusqu'aux os. Je prenais du reste soin de ne pas voler trop haut, car l'oxygène se faisait rare.
Cela ne fut donc pas, sur le long terme, un voyage très agréable. J'étais déterminé néanmoins, et la vision de tous les paysages qui défilaient successivement sous moi avait quelque-chose d'incroyablement grisant. Après trois jours de vol, mes provisions commencèrent à se raréfier, et malgré les siestes de quelques dizaines de minutes que je prenais, à la manière des skippers, le sommeil me gagnait inexorablement. Cela n'était pas grave : j'étais presque arrivé.
Nous sommes en fin de journée. Je repère un vaste terrain plat ; une plaine, comme je les ai vues. Elles me paraissent infinies ; je sais que ce n'est pas le cas, que derrière, il y a les villes du clan, et que des tribus nomades la traversent sans cesse. J'amorce la descente. Retrouver un peu de chaleur me fait du bien. Retrouver la terre ferme, aussi. Je détache mon aile, et je fais quelques pas un peu maladroits, comme si j'étais devenu gauche, inadapté à la vie terrestre. Un arbuste aux branchages secs, une fois arraché, me sert de combustible pour mon feu. Les flammes devraient repousser les éventuels prédateurs, et si ça c'est pas le cas, je compte sur les capacités télépathiques pour me réveiller en cas de danger. Il n'y a pas grand-chose que je puisse craindre des bêtes sauvages, en somme, même si je sais qu'il y a quelques prédateurs.
Blotti contre mon sac de provisions presque vide, au coin du feu, dans la poussière, je m'endors avec les dernières lueurs du jour.