Les tuer tout simplement? Non. Mais peut-être les sacrifiez-vous pour alimenter les pouvoirs de vos mages noirs. Voilà ce que Serenos s’apprêtait à dire avant de percevoir dans le regard de Kynarth ce même désarroi, cette même colère que ce massacre lui suscitait. Le Roi savait qu’aucun dirigeant n’attaquerait son propre peuple sauf en cas de rébellion, car peu importe le pays, la caste ouvrière et marchande sont des parts importantes de la société. Seul Mordred avait suffisamment d’indifférence en lui pour sacrifier en vain ses gens pour des expériences de magie noire. Cependant, autant les Sylvandins étaient un peuple distinct, autant ils appartenaient à l'Empire Ashnardien, ce qui suffisait aux yeux du Roi à les considérer comme non seulement dangereux, mais également dénués de scrupules. Malgré toutes ses tentatives de voir quelque chose de bon, de positifs en Ashnard, il lui semblait que pour eux et leurs alliés, il n’y avait rien d’autres que de la corruption, de la malveillance pure et dure, ainsi qu’une bonne part de cruauté. Son regard se défit de ceux de ces gens avant de s’éloigner vers le cimetière du village. En cas de massacre, il n’y avait pas que les goules qu’il fallait suspecter, mais bien d’autres créatures, et particulièrement une qu’il n’était pas pressé de revoir en pleine puissance. Et ce n’était pas des goules qui l’inquiétaient; avec la forte concentration de magie noire qui résultait du massacre, et l’Étoile Sanglante dans le ciel, il sentait en lui la forte présence de la Mort. Dans ses veines, il sentait le sang de ses ancêtres brûler comme des flammes, et ses sens entrèrent en état d’alerte.
Lorsqu’il arriva à proximité du cimetière, ses oreilles captèrent un son de mastication, ainsi qu’une série de grattements sur le sol. En entrouvrant son esprit au flux de la magie, il détecta une puissante corruption. Il s’immobilisa devant le portail dudit cimetière et lâcha un soupir, un son de profond découragement et peut-être même de désespoir. Dans le cimetière, haut de trois mètres et demi, fouillant dans les tombes sa noire pitance, se trouvait un Dramkhër.
Les Dramkhëri ne sont pas une race. Il s’agit plutôt d’une catégorie des nombreuses créations d’Althenos, que le Grand Archimage Darimon Sombrechant avait répertoriées dans le Livre lors de la première tentative de la Seconde Purge, arrêtée prématurément par le Roi de Meisa lorsqu’il avait tué Owen Sombrechant, empêchant l’invocation qui aurait permis à la Championne du monde des morts de rejoindre la terre des vivants avec son armée. Le Dramkhër ci-présent ressemblait vaguement à un homme, à l'exception de bras plus massifs et des jambes courtes, ainsi qu’une mâchoire difforme qui lui donnait un profil allongé. De la tête à la moitié du dos, il arborait une crinière noire, par-dessus une peau grise légèrement violacée. Dramkhër se traduisait dans la langue commune comme un « Écraseur », dû à son habitude d’écraser les gens avec ses bras puissants; leurs victimes étaient ensuite dévorées encore chaudes et parfois encore vives, régénérant les forces de la bête de leur sang.
Serenos dégaina lentement Ehredna, sans détacher son regard de la bête. Celle-ci se retourna vers lui brutalement, grondant sourdement en le fixant.
« Dés…hé…ri…té… » Gémit-elle en s’approchant de lui, l’air soudainement très motivée.
Le Roi hocha de la tête, se reconnaissant dans cette appellation, avant de commencer à marcher vers elle à son tour, le regard franchement attristé, mais pas pour la créature; son apparition approfondissait son malaise, car elle annonçait la venue de d’autres problèmes qu’il aurait souhaité ne pas avoir à gérer sur le moment.
La bête poussa un rugissement semblable à celui d’une banshee avant de se jeter sur le Roi, qui s’élança pour sauter sur le bras de la créature au moment où elle s’apprêtait à frapper. Son pied se posa, léger comme d’une plume, avant de le propulser une nouvelle fois dans les airs. Il abaissa sa lame sur l’épaule droite de la créature, mais Ehredna rebondit sur celle-ci sans réussir à la percer. Sans Chaos à ses côtés, ce combat promettait de ne pas se solder par une victoire éclatante; il n’y avait que son vieux compagnon pour arriver à fendre la chair épaisse de cette créature. Le Roi leva l’autre main et invoqua une boule de flammes qu’il envoya s’écraser sur le dos de la bête. La chaleur intense sembla faire son effet, car la créature gémit de douleur et se mit à chercher l’endroit atteint de ses grosses mains, tombant sur le torse car ses jambes ne supportaient pas seules son poids. Elle se mit à gémir en tapotant son dos enflammé alors que le Roi se posait derrière elle, sur ses pieds. Il regarda sa lame et ferma les yeux. « Straghëré » ordonna-t-il mentalement. Aussitôt, répondant à sa commande, Ehredna changea de forme pour devenir une lance de deux mètres. Le Roi fixa son adversaire et se mit en garde.
Le monstre s’était déjà relevé quand le Roi reporta enfin son attention sur elle, et elle n’était visiblement pas très contente d’avoir été ainsi brusquée, mais le Roi ne se sentit nullement affecté par sa colère. Il se sentait en fait… plus calme, plus en contrôle, plus fort. Si serein que lorsqu’elle se rua sur lui pour l’attaquer, cette fois en refermant sur lui ses deux énormes mains, il ne se sentit aucunement alarmé; d’un pas sûr, il recula puis dressa devant lui, à la hauteur des épaules, Ehredna, à l’horizontale. Emportée par son élan, si la créature s’était rendue compte de ce qui se passait, elle n’avait pu empêcher ses mains de se refermer à temps, si bien que plutôt qu’écraser le monarque, qui avait relâché justement son arme pour faire un bond vers l’arrière, elle s’enfonça elle-même l’arme dans la main, comme un marteau sur un clou dans une planche de bois. La bête hurla de douleur, mais également de surprise; la première fois, elle avait été étonnée, mais la seconde, cela dépassait sa compréhension. Le matériau dont était composé Ehredna n’était rien qui puisse être trouvé sur cette terre, et elle était imprégnée d’une telle magie qu’elle en devenait très efficace contre toutes les créatures du monde des morts. Le Dremkhër tenta de retirer la lance de sa chair, mais rien n’y faisait; sa simple force brute l’avait fichée dans son os, ce qui rendait l’opération impossible. Mais le Roi leva la main et invoqua la magie qui unissait le Roi et son arme, et celle-ci s’extirpa dans un énorme bruit de l’os, des muscles et de la chair, arrachant au passage une bonne part de celle-ci. Lorsque les lambeaux se déchirèrent, un espèrerait voir un peu de sang, mais à la place, une épaisse fumée noire jaillit de la plaie, alors que les morceaux de peau se désintégraient en poussière. Le Roi fit tournoyer sa lance et frappa le sol du manche. Il attendait la prochaine attaque de la bête, mais plutôt que de reprendre les hostilités, le monstre se dressa sur ses bras avant et le fixa, avant de prendre la parole, surprenant légèrement le Roi de Meisa.
« Tu es bien changé, Déshérité.
-Althenos, cracha le monarque de Meisa en dressant sa lance devant lui, mesure plutôt vaine.
-Ah, enfin! Tu entends de nouveau le son de ma voix? J’en suis fort aise, mon enfant. »
La voix du Seigneur du monde des morts trahissait sa satisfaction, mais il ne faisait visiblement aucun effort pour cacher ce contentement. Tous deux savaient ce que signifiait le retour du talent unique que possédait Serenos de pouvoir converser avec l’Incarnation de la Mort, et cela signifiait que celui-ci avait gagné beaucoup plus de puissance, suffisamment pour se faire entendre dans le monde de sa rivale, et que le Roi perdait foi en les êtres dudit monde. Un autre aurait été étonné de voir le calme du roi, mais celui-ci n’ignorait d’aucune façon les changements qui se produisaient en lui, et spécialement le retour de son pouvoir d’antan, preuve indiscutable du retour de sa propre noirceur. Le monarque haussa les épaules, démontrant sa propre indifférence devant sa situation, avant de dévisager les yeux vides de la créature.
« Pardonnez mon insolence, mais ce plaisir n’est pas partagé, rétorqua froidement le Roi.
- Vaines paroles, descendant des Ashanshas. Aussi vaines que ton obsession à me résister.
- Je l’ai bien fait autrefois. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il en sera autrement cette fois-ci?
- Autrefois, tu étais jeune. Ton désir de découvrir, ta curiosité et ton enthousiasme te protégeait de mon influence. Regarde-toi aujourd’hui. Tu es amer, désabusé, froid et méprisant. Tu t’accroches à ton passé pour justifier ton présent, plutôt que de te tourner vers l’avenir. Parce que tu sais qu’il n’y en a aucun pour toi. Laisse la Grise et ton autre moitié accomplir ce qui doit l’être, et je t’ouvrirai les portes du Repos Éternel, comme tu t’en languis.
- Peut-être le ferez-vous, mais je ne coopérerai jamais avec vous, Althenos. Je ne suis pas un Ashansha; je ne suis loyal ni à vous, ni à votre compagne. Mais je refuse de laisser vos disputes de couple impliquer la vie des plusieurs milliards de personne qui vivent dans ce monde ou dans l’autre.
- Pense à ce que je t’ai dit, mon garçon. Ma patience est infinie, j’attendrai que tu voies les choses telles qu’elles le sont.
Le Roi savait qu’au moment où Althenos relâcherait son contrôle sur la bête, celle-ci allait se jeter sur lui comme un chien enragé, donc il tourna les talons avant de partir au pas de course. Il n’eut pas fait dix pas que le Dramkhër se mit à sa poursuite. Le Roi ordonna à Ehredna de reprendre sa forme originelle et il la rengaina dans son fourreau avant de se concentrer sur sa fuite. La bête gagnait rapidement du terrain, mais le Roi étant plus petit et plus léger, il lui était nettement plus facile de changer de direction, aussi bifurqua-t-il vers la droite, alors que la masse de son ennemi l’entraina droit devant, heurtant une des granges du village alors que le Roi revenait rapidement vers ses compagnons. Il n’eut pour eux qu’un seul ordre; fuir. Les Écraseurs n’étaient pas les plus forts représentants des forces du monde des morts, mais ils restaient de redoutables adversaires en dehors de Meisa où le Roi peut accroître ses pouvoirs, et difficilement abattus par des gens ne possédant pas des caractéristiques hors du commun. Il aurait peut-être dû les propulser plus loin, mais le Dramkhër venait de se tirer de la grange. Au même moment, il sauta dans les airs, se maintenant brièvement en hauteur avec la magie, se retournant pour lancer un sort. Jaillissant de ses deux doigts tendus, un éclair de lumière pure frappa la bête en plein visage, alors qu’elle s’apprêtait à reprendre sa charge. Il se posa alors à la suite de ses camarades. Il comptait discrètement sur leur instinct de survie pour trouver l’intelligence nécessaire pour s’abstenir d’essayer d’opposer une force de résistance à cette créature surhumaine.
« Vous vouliez savoir ce qu’Althenos avait à voir dans cette histoire, Commandeur? s’exclama-t-il sans stopper sa course. Disons que notre ami ici présent nous prouve que son maître n’a pas l’intention de nous laisser nuire aux projets de la Dame Grise! Nyoron! Si vous en êtes capable, lâchez des runes piégées au sol! Ça devrait le ralentir! Mais surtout, ne vous arrêtez pas; il ne le fera pas, lui! »