« Nous n’aurions jamais du accepter de négocier avec elle. C’est une démente. »
Bras croisés, Alice se tenait sur l’un des balcons du château royal, observant, devant elle, la sinistre ville polluée d’Herzeleid. Elle était accompagnée du Maréchal Coehoorn, ainsi que de Zyra. Ce premier rendez-vous s’était terminé sur les chapeaux de roues, et Alice avait peu apprécié qu’on les consigne dans le château. Les gardes les surveillaient attentivement, veillant à ce que leurs « invités » ne cherchent pas à partir. Si ça ne tenait qu’à elle, la Princesse serait partie rapidement. Elle ne voulait plus rester dans un tel lieu, et le Maréchal voyait bien là la fille de Tywill Korvander. Tywill n’aurait jamais accepté qu’on le consigne ici, et encore moins que Chess aille jusqu’à les convoquer pour le dîner. Plus Coehoorn y réfléchissait, et plus il était probable que, si Tywill avait été à la place de sa fille, la dernière phrase du chat se serait soldée par un puissant coup de marteau sur le crâne, si fort que le visage du chat aurait fini à la place de son cul.
De même, Alice avait vu le regard catastrophé de la servante alors que les gardes la traînaient vers la cuisine. Aurait-elle été moins énervée, et moins suspicieuse, qu’elle aurait envoyé Zyra enquêter, afin de savoir ce qui avait pu abattre la servante à ce point. Bien des choses auraient alors pu être différentes. Zyra avait un certain talent pour enquêter, mais, vu le repas spécial que la Reine Liddell préparait, il était peu probable qu’on l’aurait laissé entrer dans les cuisines. Zyra n’aurait alors pas manqué d’en référer à Alice, qui aurait immédiatement été vers les cuisines. Chess n’avait-ils pas dit qu’ils avaient accès à « tout » ? Le ton aurait monté. Cependant, Alice était bien loin de se douter que le repas allait justement constituer en la servante. Elle avait vu juste quand elle pensait que la Reine était folle, et encore plus quand elle l’avait comparé au Roi Cramoisi. Elle n’avait juste pas poussé la comparaison assez loin.
« Je le sais très bien, consentit le Maréchal. Mais, de grâce, Majesté, vous devez tempérer vos humeurs.
- Pourquoi être venue ici, alors ? »
Coehoorn eut une légère moue sur le visage, et regarda brièvement Zyra. Elle était une garde du corps d’exception, et leur assura que personne ne les écoutait. Le Maréchal hocha alors lentement la tête. Il ne devait rien dire à la Princesse, mais il avait conscience que leur plan était serré. Si cette dernière ne se calmait pas, elle risquait de foutre en l’air les négociations, et, plus généralement, de mettre en péril toute la stratégie du Maréchal et de son frère.
« C’est Emhyr qui est derrière cette négociation... Mais Emhyr n’est pas un sot. Nous savons très bien que cette dame est folle à lier, et qu’il n’y a rien à en tirer. Pacta sunt servanda... Elle ne respectera pas ses engagements, et il est évident qu’on ne peut pas lui faire confiance.
- Alors, pourquoi sommes-nous ici ?! Pourquoi avoir accepté de négocier avec cette folle ?
- Parce qu’il n’y a pas qu’Herzeleid en jeu, Majesté ! De l’autre côté de la frontière, les Nexusiens ont amené leurs garnisons. Herzeleid est pris en tenaille, et la politique agressive de ce royaume, ainsi que leur foutu dragon mécanique, nous inquiètent... Et, quand je dis ‘‘nous’’, il s’agit aussi bien des Nexusiens que des Ashnardiens.
- Que... Que voulez-vous dire ?
- Ce qui est évident, soupira-t-il. Emhyr a manigancé tout cela. »
Emhyr Van Emreis était le frère de Coehoorn. Là où Coehoorn était un militaire, Emhyr, lui, était un politicien. Alice le connaissait. C’était un conseiller impérial, et l’un des plus influents. Certains allaient même jusqu’à dire qu’il était le véritable meneur de décisions au sein de l’Empire, et qu’il était vraisemblablement destiné à devenir Empereur un jour. Bon nombre de Van Emreis avaient été des Empereurs très talentueux, et leur famille faisait partie des familles originelles, les fondateurs de l’Empire.
« Nous ne sommes pas ici pour négocier, Majesté. Tout cela n’est que du vent, un subtil jeu politique.
- Mais pour quoi faire ?
- Vous êtes intelligente, Princesse, je le reconnais, mais vous manquez encore de cette maturité politique et stratégique qui s’acquière avec l’âge. Les Nexusiens nous ont indiqué les armes terribles que cette femme disposait. Il n’y a pas que ce Jabberwocky, les Nexusiens nous ont transmis des rapports indiquant des espèces de sauterelles mécaniques abominables, les Locuste. Ces créatures ravagent les cultures, et massacrent les fermiers qui ont le malheur de se trouver là. Une technique pour affamer les autres puissances. Maintenant, regardez ces tours, regardez ces fumées, ces hauts-fourneaux... Les usines tournent à plein régime, Herzeleid est en train de mettre sur place une immense armée, et s’en donne les moyens. »
Alice hochait lentement la tête, écoutant les explications du Maréchal, avec la sinistre impression d’être le dindon de la force. Elle comprenait mieux pourquoi Coehoorn l’avait pris à partie, afin de lui demander de se calmer. Un jeu... Un stupide jeu d’acteur ! Tout ça était une farce, et elle était tombée dans le panneau !
« Vous insinuez qu’elle ne cherche pas seulement à envahir les royaumes voisins ?
- Bien sûr que non. Voyez-vous, Majesté, beaucoup de puissances mineures suivent avec grand intérêt le conflit que nous menons contre les Nexusiens, afin d’espérer tirer leur part du gâteau. L’essentiel de nos légions est occupée à se fracasser contre les superforts nexusiens, et nous avons tendance à dégarnir les fronts secondaires. Pendant un temps, l’Empire envisageait effectivement de s’allier avec Herzeleid, mais, comme vous l’avez si fort justement remarqué, notre histoire nous montre qu’on ne peut pas faire confiance à des déments. Herzeleid dispose de la technologie nécessaire et d’une volonté suffisante pour espérer nous concurrencer, et profiter de la guerre pour s’en remplir les poches, que ce soit en attaquant Nexus, ou nos colonies. Voilà ce qu’Emhyr, et ce que les Nexusiens pensent aussi. Nous, nous sommes ici pour assurer une diversion.
- Une... Une diversion ? Mais que manigance donc votre frère ? » s'exclama-t-elle, peinant à comprendre ce qui se passait.
Coehoorn se tut, en entendant des bruits de pas. Une patrouille s’approchait, et il hocha lentement la tête.
« Tout ce que je vous demande, Majesté, c’est d’éviter de faire trop de vagues. N’oubliez justement pas que cette femme est folle, et que nous ne sommes pas chez des alliés, ici. Je regrette de vous avoir plongé dans la gueule du loup. J’aurais voulu tout vous dire, mais le temps nous a manqué. »
Le Maréchal s’écarta ensuite, laissant une Alice circonspecte. Dans la gueule du loup... Elle n’aurait pas su dire mieux, et un frisson la parcourut. Vu d’ici, le camp semblait si loin, et Sylvandell encore plus. Et les Nexusiens... Étaient-ils impliqués, eux aussi ? Liddell leur avait dit qu’elle entendait s’allier avec les Ashnardiens pour se protéger des Nexusiens... Est-ce que cela signifiait qu’Herzeleid était en train de se battre sur deux fronts ? Si c’était le cas, on s’était bien gardés de le lui dire. L’explication était simple : Emhyr ne faisait pas totalement confiance aux Sylvandins. Durant la Guerre Civile, les dragons sylvandins avaient été l’une des principales causes de l’effondrement des Emreis. Sa rancune devait être forte. Suffisamment pour oublier de l’avertir d’un plan aussi important ? Estimait-il donc que la petite tête blonde n’était pas digne de confiance ? Alice regrettait Sylvandell et ses montagnes. Les stratégies politiques d’Emhyr étaient à en avoir des migraines carabinées.
En attendant, l’heure du dîner s’approcha, et personne n’avait surveillé les cuisines pour savoir quel odieux tour la Reine d’Herzeleid était en train de leur jouer. Personne n’aurait alors pu en prévoir les conséquences, et, si quelqu’un avait pu le faire, il aurait de toute manière été bien en peine d’empêcher le déroulement de la soirée.