Voilà plus de trois heures déjà que le jeune homme est en place. Sous le soleil il est difficile de rester stoïque, mais une légère brise l'aide à supporter la chaleur. On ne badine pas avec les demandes des clients, il est suffisamment payé pour pouvoir s'accomoder de ça. Et pour une fois, la requête était assez paisible, dira-t-on. On lui avait commandé un paysage, d'un endroit bien particulier. A la sortie d'une petite bourgade, il devait suivre un chemin de terre, pour parvenir entre plusieurs champs près d'un bosquet d'arbre. Il comprenait la demande, car le coin était magnifique : outre le bois, une partie du paysage partait sur une pente assez abrupte, et l'on voyait briller en contrebas les eaux d'un lac d'un bleu turquoise. Il n'avait aucune idée d'où venait la couleur aussi franche, mais il s'en fichait.
Il avait pris le strict minimum, mais c'était déjà beaucoup : un chevalet qu'il avait transporté sous un bras, ainsi que tout un assortiment de pinceaux, de crayons et de peintures qu'il gardait dans un sac énorme. Traîner tout ça jusqu'ici n'avait pas été simple, mais maintenant qu'il était en place, le plus dur était fait, le reste n'était que du plaisir. Il avait choisi de venir en début de matinée, afin d'avoir toute la journée devant lui pour réaliser le tableau. Généralement, il le faisait sur plusieurs jours, mais les conditions d'accès ne l'incitait pas à revenir ici pendant trois ou quatre jours, et sa rapidité d'execution devait lui permettre de terminer avant le coucher du soleil. D'ailleurs, pour ne pas perdre trop de temps, il n'avait pas du tout utiliser de crayon à papier.
Par habitude, et surtout pour bien faire, il traçait normalement les contours du décor, chaque arbres, arbustes et éléments qui allaient composer la toile. Cela permettait de conserver les proportions et de peindre plus aisément par la suite. Mais avec l'expérience et un peu de technique, il pouvait se passer de cette phase. Il l'avait déjà fait, et cela donnait un aspect plus vivant à la toile, c'est ce qui lui semblait en tout cas. Il avait débuté par un fond de toile uni, puis était venu le ciel, et les contours de la colline. Il comptait faire par phase successive, afin de rajouter les éléments par superposition, jusqu'à l'obtention du tableau final. Cela lui permettait de pouvoir rattraper un coup de pinceau trop appuyé, ou de changer un élément pour mieux l'accorder à l'ensemble.
Le tableau avait déjà pris forme, après trois heures. Il restait une myriade de détail à placer, à rajouter. Parfois une couleur à éclaircir ou à foncer, de quoi l'occuper pour l'après midi entier. L'intérêt était également de pouvoir voir le passage du soleil, et de choisir le moment où les teintes seront les plus belles et les plus agréables à l'oeil. Tout à ses choix de coloris, son esprit vagabondait, sans réellement voir la toile. On aurait pu croire qu'il rêvassait, pourtant le pinceau courrait avec une dextérité étonnante sur la toile. Il s'occupait actuellement de la partie du bois : sur une bonne cinquantaine de mètres, l'orée du bois s'étendait, entre fourrets, arbres et arbrisseaux. Le bosquet frémissait au gré du vent, les feuilles renvoyant leur bruissement aux oreilles du peintre. De ci de là, quelques petits rochers amenaient une teinte grise à ce décor boisé. Mais nul part ne se devinait la trace de l'Homme. Pas une seule construction, pas âme qui vive.