J'esquisse une nouvelle grimace lorsque je comprends qu'elle a repéré ma faiblesse. La suite, je le sens, ne va pas beaucoup m'amuser. Sans mes capacités de télékinésie, je suis sans défense, surtout face à un adversaire aussi expérimenté. Je connais bien quelques techniques d'art martiaux -en réalité, je connais parfaitement la théorie d'un bon millier d'entre-elles- mais mon corps n'est pas suffisamment fort, je le sais, pour les exploiter correctement. Je n'ai de toute façon pas trop le temps de réagir qu'elle est déjà sur moi. Son style est efficace, et je serais admiratif si je n'en étais pas l'impuissante victime. Sans trop savoir comment, je me retrouve sur le sol, encore. Je gémis, alors que mon dos percute le plancher. Un éclair de douleur fait claquer ma mâchoire, avec la souffrance, quelques larmes viennent surgir au coin de mes yeux. Je n'y prête pas attention. Je ne peux pas me le permettre.
J'ai bien senti qu'elle allait tenter de me frapper. Si elle s'y prend avec suffisamment de volonté, et enfonce son poignard dans un point critique, ma tête, ma gorge, mon cœur, je ne pourrais pas y faire grand-chose. Peut-être mes implants se rebelleraient-ils et auraient, dans un dernier maestrom, englouti au moins l'étage entier, si ce n'était le bâtiment, mais dans tout les cas, je n'y survivrais sans doute pas. J'aurais eu la satisfaction de l'emporter avec moi, tout en agonisant. Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment une satisfaction, en fait. La perspective n'est pas très alléchante, alors je décide de tenter de rester en vie. Heureusement, ses coups manquent de précision. Elle abat sa dague au hasard, ou presque... ce qui me permet de l'influencer légèrement pour qu'à chaque fois, ils ne tombent pas sur moi.
La première chose à laquelle je pense est donc ma défense. Néanmoins, d'autres éléments parasites viennent rendre l'exercice d'une difficulté élevée. Avant même d’interpréter ses propos, qui me paraissent alors comme un long flux de paroles impossible à interpréter, ce sont mes yeux qui dirigent mon cerveau. Elle est à califourchon sur moi, sa poigne sans douceur sur mon cou, ce n'est pas une sensation très agréable, et pourtant. Elle est toujours presque nue. À chaque coup, le muscle de son bras gauche se tend, son dos se courbe, sa poitrine remue un peu. Puis, c'est son odeur qui arrive à mes narines. Elle sent la sueur, la transpiration, je peux même distinguer son haleine. Ça non plus, étrangement, cela ne me dérange pas, au contraire. Je ne peux décidément pas dire, que, physiquement, c'est plaisant, mais je dois avouer, malgré moi, qu'il y a quelque-chose d'excitant à tout cela. Peut-être est-ce parce que je n'ai jamais été aussi proche de mourir ? Si l'ange de la mort ressemble à cela, je songe que ce n'est pas si mal, de mourir. Distrait, je manque de dévier un coup, et celui-ci glisse in-extremis sur une de mes côtes, laissant un trait sanglante très superficiel. La douleur me fait reprendre un peu mes esprits, et le sens des priorités.
Enfin, elle s'effondre sur le côté. Un peu de répit. Je cesse de n'être qu'un sac d'émotions contradictoires. J'arrive à réfléchir, à interpréter ce qu'elle m'a crié. Ma mémoire absolue m'aide à faire en un instant le tri dans les sons que j'ai entendu. Les images que renvoient les images que j'ai capté dans son esprit sont chaotiques, tout s'y entremêle. Je n'ai jamais ressenti une telle confusion depuis ma rencontre avec Amaluna, une schizophrène à un stade critique. Je vois le visage de sa mère, je vois même des scènes où, petite déjà, elle porte la main sur elle. Je vois, plus flous, les visages des hommes qu'elle avait l'habitude de ramener au domicile familial. Lui-aussi, je le vois : il n'y a pas grand-chose à en sauver. À mesure que ses pensées couraient, je revois quelques uns de ses premiers vols, souvent par nécessité, sans doute pas toujours. Je sais que j'ai une vision partiale de sa vie : j'ai seulement comment elle se représente les choses, sans autre point de vue. Je ne peux pas dire qu'il s'agit d'une analyse objective. Je me relève, avec une difficulté supérieure encore à la première fois. Je me sens tout cassé. Mais je récupérerai.
Sa réplique, agrémentées des images de son passé, a été suffisamment forte pour m'enlever toute envie de revanche. Je ne sais pas encore si je vais la livrer, ou non. D'une voix sans éclat, j'énonce :
-On a tous nos problèmes, je suppose... Quoi que tu en dises, tu as eu une mère. Moi, je n'ai jamais eu ni père, ni mère, juste des cellules congelées prélevées dans un stock. Tu as grandi dans une cabane, j'ai grandi dans un bunker, je n'en suis sorti qu'il n'y a qu'un an. Tu es recherchée par les autorités de la ville, j'ai dû quitter mon monde natal pour fuir mes créateurs.
La comparaison est facile à faire. Au final, nos points communs sont terriblement nombreux. Je la sens au bord de l'inconscience. Je ne peux m'empêcher de l'admirer encore, ce corps gracile, pâle, nu, couvert de sueur, qui se soulève à chaque respiration agitée. L'idée même, que je me fais, en ce moment, de la beauté. Les grecs cherchaient la perfection dans le corps de l'homme, mais je crois que je peux à présent leur donner tord. Je n'ai plus du tout le courage de lui faire quoi que ce soit. Je conclus.
-Tu es obligée de voler pour survivre. Moi je suis obligé d'attraper les voleurs.
Je remet un peu d'ordre à mes habits avec ma main. De petits fourmillements à l'arrière de mon crâne m'indiquent que ma télékinésie est sans doute de nouveau opérationnelle. J'espère sincèrement que je n'aurais plus à m'en servir. Je me retourne, attrape son haut, son tee-shirt, et son short. Je lui tends une main, pour l'inviter à se relever.
-Bon, tu devrais te rhabiller, je crois.
Je soupire, et tente un peu maladroitement de me justifier.
-Il y avait trop d'éléments à prendre en compte. Quand je me suis mis en tête de devenir chasseur de primes, j'ignorais qu'on pouvait rechercher des gens aussi jeunes. J'ignorais qu'on pratiquait encore la torture, l'esclavage, même vis-à-vis de ses jeunes gens. Tu sais, de là où je viens, les autorités ont souvent le bon rôle. Elles ne sont pas parfaites, bien sûr, mais elles sont plutôt un élément positif. Ici, finalement je n'en sais rien. Je pensais que ce serait une façon utile de gagner ma vie. C'est plus facile d'être un super-héros, de là où je viens. Je suis complètement paumé, je termine, amère.
Je lui donne ses vêtements et me retourne. Si elle veut s'enfuir, elle en a toute la latitude.