Je m'éloigne. Je la laisse, seule, je m'éloigne. J'ai presque réussi à tenir une parfaite neutralité jusqu'ici, à cacher mes émotions, mais à présent, chaque pas est un supplice, un déchirement. J'avais presque espéré qu'elle me retienne. J'ai été stupide. Elle ne reviendra probablement jamais, je ne sais même pas si elle a entendu ce que je lui ai dis, si elle sait où me retrouver. Sitôt que je suis sûr d'être assez éloigné d'elle pour ne pas l'alerter, mon indifférence disparaît tout-à-fait, mes larmes coulent. Elles dévalent mon visage, chaudes. Je n'ai pas réellement pleuré depuis dix ans, neuf mois, et trois jours. Ce n'est pas aussi bruyant que je l'aurais cru. Mon chagrin est silencieux. Je suis juste décomposé, adossé au mur en pierre blanche d'une bâtisse, à peine écarté de la route. De temps en temps, un sursaut vient agiter ma poitrine.
Je suis un imbécile. Un imbécile et un lâche. Je n'ai rien trouvé de mieux que de l'abandonner, alors qu'elle avait peut-être besoin de moi. Pourquoi je me sens obligé d'utiliser le mot peut-être ? Elle avait besoin de moi, il n'y a pas à nuancer. J'ai juste eu peur d'échouer encore, et cette crainte stupide m'a coûté l'infime espoir qu'il me restait. Je n'ai aucune excuse qui vaille. Je lui ai fais du mal, j'ai mérité tout ce qui m'arrive. Je mériterais même infiniment plus. Je ferme les yeux. Mes paupières sont brûlantes, comme si j'avais de la fièvre. Je sais que je ne suis pas malade au sens strict du terme. Je tombe en position assise, au bord de ce chemin. Je ne me relève pas. Je prends ma tête dans mes bras, et je reste ainsi. À la vue de tous ces passants, je m'en fiche. Je ne les vois plus. Je ne veux plus les voir.
Enfin, au bout d'une heure et vingt-deux minutes, mon chagrin semble se tarir. Rien ne vient le remplacer, aucune colère, aucune sage résolution. L'impression de vide, l'absence de volonté. La cruelle absence de sens dans ma vie me frappe. Vincente protège sa bande, le commerçant fait marcher ses affaires, l'artiste compose son œuvre. Et moi ? Je n'ai pas d'inspiration, pas d'attrait pour l'argent, et personne à aimer. Je ne fais qu'errer, en causant du mal autour de moi. Malgré les grands pouvoirs dont je suis doté, je ne sers à rien, pour personne. Pire, je suis nocif. Siridov, l'agent qui a essayé de me capturer avant d'être repoussé par Sentinel, avait raison. Je ne suis pas humain. Je ne suis qu'un monstre, socialement inadapté et dangereux. S'il avait été face à moi, je lui aurais demandé de me me ramener en laboratoire, je me serais laissé faire. Au moins, j'y aurais peut-être fait avancer la science.
Mais voilà, il n'y a pas de Siridov, il n'y a personne pour faire attention à moi, pour me trouver le moindre intérêt. Je n'intéresse personne, et personne ne m'intéresse. Sans me soucier des regards, qui, cette fois, se posent bel et bien sur moi, je prends mon envol, d'un air las. Presque absent, je file en ligne droite, au dessus des toits, vers l'auberge des Trois Corbeaux. J'y ai loué une chambre. C'est la seule chose à laquelle je peux encore m'attacher, finalement, dans ce monde. Je n'y réfléchi de toute façon plus. Je n'en ai plus l'énergie. J'ai un objectif, aussi désuet soit-il, c'est le plus puissant : me coucher, dormir.
Je me pose juste devant la porte de l'auberge. Je ne compte pas les gens qui ont du me voir. Je m'en fiche. Je pousse la porte, comme un zombi, décomposé. Je m’apprête à monter les escaliers qui me mènent à mon lit, avec la même indifférence morbide. Toutefois, une voix, semblant venir de très loin, m'interpelle. Pourtant, elle vient du tenancier, qui est juste à côté de moi. Mécaniquement, je tourne mon regard vers lui. Il a un sourire triste et compréhensif.
-Laissez-moi deviner... le jeune monsieur est en plein chagrin d'amour ?
Je ne lui réponds pas. Je m'apprête à repartir, sans aucune forme de politesse. C'est un homme intelligent. En temps normal, j'aurais du être intéressé, mais en l'état, je ne le suis pas un instant. J'ai juste envie qu'on me laisse tranquille. Il insiste cependant :
-Bah, mon gars, ce sont des choses qui arrivent ! Une de perdue... Allez, un verre pour faire passer, c'est la maison qui offre.
Je m'arrête. C'est une perspective qui me semble en valoir une autre. Je n'ai jamais bu d'alcool de ma vie. Je trouvais ça trop dangereux, j'ignore quel effet cela peut avoir sur mes implants, et surtout, cela me semblait inutile. Je le laissais avec un certain dédain aux pauvres hères qui n'avaient que ça. Mais en matière de dénuement, je n'ai à présent plus rien à leur envier. Je m'arrête, je m'assois sur un tabouret. Je cède.
Je bois une première gorgée bière, mousseuse. Je manque de la recracher. Le goût est affreux, et je n'y suis pas habitué. Tous les ingrédients de la mixture, tous plus délétères pour la santé les uns que les autres, me reviennent en mémoire. Je termine cependant la choppe. Je suis déçu, pas un seul souvenir n'a quitté mon esprit, tout est encore vif, la douleur, le désespoir. Cela n'ira pas assez vite, avec une concentration si faible, même avec ma carrure. Je pose quelques pièces sur le comptoir.
-Ce que vous avez de plus fort, je demande, d'une voix cassée.
L'aubergiste lève un sourcil, mais ramasse volontiers le pécule et apporte une bouteille d'un liquide jaune, translucide. On pourrait presque le prendre pour de l'eau croupie.
-Une liqueur d'Ashnard : ça fait pas du bien au gosier, mais si c'est ce que vous voulez... fait-il, avant de sortir un verre.
Je lui fais signe de verser directement dans la choppe que je tiens à la main. Je ne veux pas utiliser de récipient plus délicat, je ne veux plus rien risquer de briser. Il hausse les épaules, et s’exécute. Je bois presque cul sec. Je convulse un instant. J'ai l'impression d'avoir avalé une braise. Tout mon corps ayant été traversé par l'alcool, de ma gorge à mon estomac, me brûle affreusement. J'ouvre la bouche, cherchant un peu d'air. Je refoule l'envie de vomir qui me vient. Puis la chaleur devient peu à peu agréable. Le sang revient dans mon visage, mes yeux se rallument. Je donne encore de l'argent. Ce sont mes dernières économies. Je reprends une pleine choppe de l'élixir incolore. Je la bois, aussi soudainement que la première. Les effets sont proches, mais plus intenses, la phase douloureuse est plus courte. Je n'ai qu'une envie, boire encore.
C'est à cet instant que je remarque la présence à côté de moi d'un autre client. Je ne vois pas son visage. Je tente de lire son esprit : c'est difficile, mais ça n'a rien à voir avec lui. J'entraperçois quelques bribes de son métier. Étrange, cela ne fait pas partie de ses pensées immédiates. Peut-être l'alcool débride-t-il certaines de mes capacités. Il est chasseur d'esclaves occasionnel, il s'occupe principalement de remettre sur le marché les terranides qui traînent dans la ville basse, quand il arrive à en attraper. Cela m'indiffère, même si la veille cela m'aurait peut-être scandalisé. Je le trouve même plutôt sympathique. Il s'adresse à moi. Je n'ai plus trop les capacités de saisir chacun de ses mots. Il me propose de me payer un autre verre, puisque j'ai l'air d'aimer ça. Mon corps frêle supportera-t-il une autre dose ? Quelle marge me reste-t-il avant le coma éthylique ? Je me rends compte que je ne suis plus capable de répondre à cette question. Je m’esclaffe, et accepte. Je trempe les lèvres dans le breuvage, je le trouve d'un goût un peu différent, pas désagréable. Mes papilles ne sont de toute façon plus très exigeantes.
Puis je sens l'inconscience arriver. J'ai sans doute un peu trop abusé. Ils n'ont pas les mêmes moyens médicaux, dans ce monde. Je vais sans doute mourir dans mon propre vomi. C'est arrivé à des plus grands que moi. Mourir comme ça, ça n'est pas vraiment mourir. On sent à peine partir. Je ne suis pas en état de combattre les ténèbres qui s'emparent de moi. C'est trop tard.
***
Un cri. J'ai mal à la tête, terriblement mal à la tête, et au ventre. Je n'ai pas envie d'ouvrir les yeux, et pourtant, mon instinct de survie m'y oblige. Car c'est un cri d'agonie que j'ai entendu. Un voile blanc apparaît devant moi, je distingue quelques couleurs. J’aperçois Vincente. Elle est tellement belle, pure, au milieu de tous ces cadavres. Une ange immaculée au milieu d'une marre de sang. Une image biblique. J'ai un grand sourire béas, je me dresse en position assise. Moi qui ne suis pas très croyant, je dois me faire une raison : le paradis existe peut-être, et si c'est le cas, j'y suis sûrement. Je n'ai plus trop la notion du temps, du mouvement. Je sens ses bras m'enserrer. C'est agréable, tellement agréable. Dommage qu'elle sente aussi fort le mauvais alcool. J'ai un vertige, je serai retombé sur le dos si elle ne m'avait pas encore tenu. J’enfouis ma tête dans son cou, répond à son étreinte par la mienne, plus fébrile mais déterminée. Je ne sais pas si c'est un dernier plaisir hallucinatoire que mon cerveau m'offre, ou la récompense d'une quelconque divinité. Je veux profiter de cet instant, quel qu'il soit. M'approcher d'elle, le plus possible, et y rester. Je suis serein, je me sens flotter, je ne sens plus de douleur. Je n'ai pas de mots à apporter. Je ne veux rien ajouter.
Ce n'est pas l'avis de cette silhouette, qui s'avance, dans l'encadrement de la porte. Il est un peu trop loin pour que je le vois distinctement, ma vision est de toute façon brouillée, floue. Je distingue qu'il tient dans sa main un objet lumineux, une lanterne sûrement. Dans son autre main, il tient une arme, une petite arbalète, sans doute. Il est assez ventru. J'ai beau ne pas très bien pouvoir l'observer, il m'est familier. Je ne me souviens plus exactement, ça m'agace. Je n'ai pas l'habitude de ne pas me souvenir. Ce dont je ne me souviens pas n'existe pas. Il s'exclame quelque-chose. Qu'est-ce qu'il dit ? Je ne sais pas. Il semble nous en vouloir, il nous menace et il beugle. Je n'aime pas l'entendre beugler, il me donne la migraine. Il me dérange. Je n'ai pas besoin d'une telle indélicatesse dans mon rêve. Il doit disparaître. Je le regarde et fronce les sourcils, perdant mon sourire.
Il éclate. Le gros homme éclate, soudainement, presque en silence. Des morceaux de chair sanguinolents sont projetés dans tous les sens, sans qu'on puisse vraiment identifier à quelle partie de son défunt corps ils appartenaient. À l'endroit où il se tenait, il n'y a plus qu'une trace rouge sur le sol, une lanterne et une arbalète tombent. Je suis soulagé. Je me sens de nouveau bien. Cela me revient maintenant : il s'agissait de l'aubergiste. Je ne sais pas s'il a eu le temps d'alerter la garde. Je m'en fiche. Je les ferais tous exploser s'ils viennent me troubler. Je trouve cette perspective amusante. 'essaie de rire, mais ma bouche est engourdie, comme le reste de mes muscles, d'ailleurs. Ce que je produis ressemble plus à des toussotements qu'à de vrais éclats de rire. Tout est si simple, finalement.
Pourquoi est-ce que je cherchais des solutions compliquées ? Je fais ce que je veux, car je peux tout. Les substances qui empêchent mes pouvoirs de fonctionner se comptent sur les doigts de la main, et il ne doit pas y en avoir une seule sur Terra. Et je ne veux rien d'autre que rester avec Vincente. Je la regarde, je la sens. C'est la plus belle chose que j'ai jamais vu de toute ma vie. Je la serre encore, je caresse ses cheveux. Elle s'exclame qu'elle m'aime... je crois. Je lui réponds, amoureusement. Hélas, assez faiblement, incapable d'articuler.
-M'aosi, gueteme...
Je pense que je n'ai jamais été aussi heureux. Seul une infime partie de mon esprit fait vaguement dissidence, ayant l'impression d'avoir manqué quelque-chose d'important. Je balais ce doute sans difficulté. Tout est bien.