Presque trois heures que j'étais là. Et je m'ennuyais tellement... La lumière était faible, les néons bourdonnaient, et l'un d'eux clignotait à intervalles réguliers. La pièce aurait pu être silencieuse, sans ça et le tic-tac de l'horloge. Je restais cloué sur ma chaise, à attendre. Devant moi, il y avait un gobelet rempli d'eau, posé sur la table. Je n'y avais pas touché, pourtant mes lèvres étaient sèches. Parce que mes mains, voyez-vous, elles étaient liées dans mon dos. Et les bracelets de fer autour de mes poignets étaient trop serrés, ça faisait un mal de chien. Je fatiguais un peu, mais j'avais pour habitude de ne jamais m'endormir dans les lieux publics. Dans ce monde, on ne peut éspérer survivre sans entretenir une pointe de paranoïa, pas vrai? Accorder sa confiance, c'est comme tendre la perche pour se faire battre. Je n'avais rien d'autre à faire que de fixer mon reflet dans le miroir sans teint avec un air ennuyé, au cas où quelqu'un se trouverait de l'autre côté.
J'y voyais un jeune homme de 19 ans, assis à me regarder, l'air las, pour préserver les apparences. Il avait les cheveux noirs comme la nuit, des sourcils fins, et un sourire narquois. Mes yeux bruns ne quittaient pas cette image que le miroir me renvoyait, ces yeux qui semblaient rougeoyer à la lumière. Vêtu de son manteau noir à capuche, ses mains étaient liées dans son dos. Mais je me sentais pourtant si libre, comme si rien n'avait d'emprise sur moi. Je pouvais m'en aller si je le voulais. La vérité est une chose si abstraite, après tout. Captif, coincé dans cette salle d'interrogatoire, je ne me sentais pas piégé, au contraire.
Je mesure environ un mètre soixante quinze, je ne suis pas massif, je n'en impose pas par ma présence. C'est un avantage, d'avoir une apparence passe-partout, surtout pour quelqu'un comme moi. Je n'aime pas les bijoux, mais j'ai un tatouage entre les épaules, un ankh noir aux proportions stylisées. La société se codifie vous savez, quand vous sortez dans la rue, vous voyez souvent des gens, avec un haut noir et un jean. Je ne fais pas exception à la règle. Je ne suis personne, car je suis comme tout le monde. Je revêt le masque derrière lequel tout le monde se cache.
La porte s'ouvre, et une femme-flic se dirige vers la table d'un pas pressé. Selon moi, elle ressemblait surtout à une strip-teaseuse déguisée en flic, mais passons. Je la dévisageai de haut en bas, un sourire à demi moqueur sur les lèvres. Son air était rude, elle devait faire un peu trop de zèle.
"Tu sais pourquoi t'es là?"
Bien sûr que je le savais! La rhétorique n'est belle que lorsqu'elle est utilisée à bonne escient, inutile d'en faire des tonnes. Les gens sont idiots, ils s'enferment dans leurs rêves plutôt que changer la réalité. Ou alors ils s'uniformisent, en voulant être différent. Moi, j'étais différent. C'est pour ça que j'étais là. Je lui répondais, amusé:
"Je vous ai plu, mais comme vous avez pas osé me proposer un café, vous m'avez menotté devant un verre d'eau tiède?"
Elle ne cilla même pas. Et personnellement, je m'en fichais. Qu'on en finisse, et que je sorte. Mais elle ne comptait pas me laisser sortir, plaquant un épais dossier sur la table:
"Shiranui Milano, arrêté pour faux et usage de faux, usurpation d'identité, détournement de fonds, fraude et flagrant délit de vol à l'étalage. T'as quelque chose à ajouter?"
Je restais silencieux. On pouvait ajouter le vol à la tire, oui, mais je ne m'étais jamais fait prendre. A ses yeux, j'étais un délinquant qui se prenait pour un criminel de génie. Il faut dire que sans ce vol à l'étalage, je n'aurais jamais été percé à jour pour le reste. Je n'étais ni majeur, ni fils de député. Mais quoique je lui dise, c'était à elle de discerner le vrai du faux. Ce qui était vrai, c'est qu'elle était au creux de ma main, la clé de ma libération.
Elle savait qui j'étais, elle savait qu'elle ne pourrait pas m'envoyer en prison pour de bon, et elle savait que je n'avais pas demandé d'avocat parce que je n'en avais besoin.
Pour tout vous dire, je n'étais pas arrogant pour un sou, et je ne lui en voulais pas de vouloir me jeter en taule pour tous les crimes que j'ai pu commettre, et ce depuis que j'ai quinze ans. Mais je porte un masque, pour me protéger, et à la fois parce que j'aime me déguiser en tout ce que je ne suis pas. J'adore jouer à être tout le monde, j'adore être n'importe qui. Je suis un menteur, ce n'est pas mon plus grand défaut, mais mon plus beau talent. Je veux montrer au monde qu'on ne devient pas différent parce qu'on s'efforce de l'être, mais parce qu'on l'est déjà. Ce n'est ni de l'altruisme ni de l'hypocrisie. Je suis libre, alors je le fais, c'est tout. Je suis un poète, vous savez. Je ne parle pas de textes. Je ne parle pas de mesure, de rythme, de structure et de rimes, d'images ou d'épopées. Mes faits, mes gestes, mes paroles sont poésie. Tout exprime ma liberté, la beauté derrière les vérités que j'énonce, mais qui ne sont que des illusions éphémères. Tout se voile de mystère, si les yeux sont les fenêtres de l'âme, mes fausses expressions en seront les rideaux. Je ne laisse entrevoir que ce qui doit être vu.
Je suis libre, oui. Aucune cage ni aucune chaîne ne peut me retirer ce sentiment. Vous avez déjà eu la sensation que jamais rien n'aura d'emprise sur vous? C'est mon cas, et ça m'arrive souvent, cette impression de renaître à chaque bouffée d'air. C'est sans doute pour ça, que j'aime profiter des grands espaces, et admirer la mer s'étendre vers un horizon sans fin. Regarder un endroit, au loin, et se dire "si je veux, j'y vais". Faire ce que je veux, quand je veux, parce que je peux. Voilà la personne que je suis.
En principe, avec toutes ces charges contre moi, je devais être à l'ombre pour un moment. Et en effet, sans avocat et sans aucune défense, elle m'a envoyé en taule, en attendant le procès. J'y suis resté deux jours, et j'ai été libéré sous caution avant même qu'il n'y ait procès. Dix-huit millions de yen, quand même. Je savais déjà que maman me taperait sur les doigts quand elle rentrerait, à la fin du mois. Oh, elle était au courant, mais elle s'en foutait tant que je ne tuais personne et que je ne me faisais pas prendre. Je ne suis pas un assassin. Mais je me suis fait choper.
Oui, dix-huit millions. Et ce n'était pas de l'argent volé. J'ai jamais été un faussaire et un fraudeur pour l'argent. Mais je devrais peut-être commencer par le commencement, non?
Vous connaissez l'histoire du Chevalier des Ka'karis? C'est un conte qu'on raconte aux enfants, sur Terra, là où je suis né. Pour vous expliquer les grandes lignes, un jeune aventurier passe sa vie à courir après six artefacts magiques. Une fois cela fait, il trouve une ville souterraine, la cité perdue de Sion. Le conte explique que si le détenteur des ka'karis s’assoit sur le trône de Sion, il prend la tête d'une armée de colosses immortels. Dans l'histoire, le Chevalier s'en sert pour unifier tous les peuples, règne en bon roi indulgent et se marie avec l'héritière la plus belle et la plus riche de tout Terra.
Ce qui n'est pas précisé, c'est que les ka'karis ont une volonté propre. Et qu'une vie ne suffit pas à tous les rassembler. Encore moins trouver Sion dans la même existence. Oh, beaucoup de gens sur Terra vous diront que ce n'est qu'un mythe, une histoire qu'on raconte à nos enfants pour qu'ils s'endorment vite, et qu'on puisse tringler nos femmes sans être dérangés. Mais dans ma famille, l'histoire a été prise au sérieux depuis que mon arrière-arrière grand-père ait trouvé un ka'kari. Tout le monde n'est pas compatible aux ka'karis, mais à partir de là, les Shiranui ont voué leur existence à la recherche de ces orbes magiques. Et c'est mon grand-père, Sibrand, qui a trouvé le sixième. On avait pour habitude de vérifier à chaque nouvelle génération si un enfant était compatible à un ou plusieurs ka'karis. Mon arrière grand-père pouvait en utiliser deux, mon grand-père un seul, et ma mère, aucun. Elle m'a eu très tôt vous savez, elle fêtait à peine ses dix-huit ans quand je suis venu au monde, et elle n'a jamais parlé à quiconque de mon père. Mon grand-père me racontait souvent ses aventures passées, et me disait souvent que ce serait sans doute à moi de trouver Sion, pour que si un jour un de mes descendant pouvait utiliser les six, il puisse s'asseoir sur le trône. C'était un rituel familial, quand l'enfant avait dix ans, on essayait sur lui tous les ka'karis en possession de la famille.
Mais je n'avais que trois ans quand tout a changé.
Voyez-vous, ma mère avait refusé de prendre part à ça, elle ne voulait pas vouer sa vie à l'aventure ni à la recherche d'une chimère. Et elle ne voulait pas non plus que quelqu'un d'autre décide de mon destin. Ca ne posait pas de problèmes à mon grand-père, il voulait juste que l'héritage soit transmis pas forcément respecté.
Un jour, alors que j'étais âgé de trois ans donc, je jouais seul dans la salle où on avait disposé les ka'karis sur des piédestaux. Les Shiranui en étaient fiers, et on ne craignait pas les voleurs. Seulement voilà, comme tout enfant en bas-âge laissé deux minutes sans surveillances, j'ai fait n'importe quoi et ils sont tous tombés, sur moi, avec les piédestaux. J'étais coincé et je pleurais, blessé, surpris et terrifié: les orbes dont mon grand-père était si fier se liquéfiaient, et entraient en moi en pénétrant chaque pore de ma peau. Tous, sans exception. Alertés par mes cris, ils entrèrent juste à temps pour me voir assimiler le dernier kak'ari. Mon grand-père fut pris d'un enthousiasme qui sembla le rajeunir de vingt ans, mais ma mère prit une décision: elle voulait s'exiler, sur Terre, pour que je puisse suivre mon propre chemin. Elle décida que c'était notre "aventure", et mon grand-père ne s'y opposa pas.
J'ai donc grandi sur Terre, comme un humain normal. Le pouvoir des ka'karis étaient trop grands pour moi, et je ne les contrôlais pas. Mais du jour au lendemain, la situation s'améliora. C'est comme s'ils m'avaient partagé, j'usais d'un ka'kari par jour, et une journée par semaine, je n'en avais aucun. Ma vie devint normale, je devais juste me montrer parcimonieux et discret dans leur utilisation. Pendant ce temps-là, ma mère se faisait des connaissances, et très vite ils montèrent un groupe de métal symphonique, Chaotic Love, dont elle était la chanteuse. Oui, ma mère est bien Shiranui Haruka, l'équivalent japonais de Tarja Turunen. Elle part souvent en tournée, mais nous vivons maintenant dans un grand appartement à Seikusu. Quant à savoir si je vais partir à l'aventure, et retrouver Sion... Allez savoir, moi-même je n'en sais rien!
(Je liste ci-dessous la liste des ka'karis, et leurs pouvoirs.)
Yggdrasil, l'Arbre-monde, est mon pouvoir du lundi. Il me permet de manipuler l'environnement à ma guise, en influant sur les choses qui m'entourent. Je peux faire mouvoir les branches d'un arbre, créer un talus, torsader un immeuble... C'est comme plier la réalité des choses à ma volonté.
Rhadamantis, le Conquérant s'est extériorisé sous la forme d'un couteau à cran d'arrêt qui ne me quitte jamais, mais son réel pouvoir ne se révèle que le mardi. Il change de forme en fonction des circonstances et prendra toujours l'apparence la plus utile selon que la situation ou la force de mon adversaire l'exige. Il améliore également mes capacités martiales, me rendant capable de le manipuler.
Sisyphe, le Roi trompeur, me permet de matérialiser mon imaginaire sous la forme d'illusions, ou encore de créer des hallucinations directement dans le cerveau d'une personne ciblée. J'utilise Sisyphe le mercredi.
Samaël, maître de la Renaissance, se manifeste le jeudi: il me permet de rappeler les morts et de les faire m'obéir, comme un nécromancien de Terra. Tant que je suis sous l'influence de Samaël, je ne peux pas mourir et mes blessures guérissent presque instantanément.
Asmodéus, démon des Plaisirs, et un ka'kari sournois. Je n'ai aucun contrôle sur lui, et passe ma journée sous la forme d'une femme. Je lui soupçonne de pouvoir faire davantage, mais je n'en ai jamais eu la preuve. C'est mon pouvoir du vendredi.
Thot, patron des Magiciens m'accorde la capacité de percevoir le monde derrière le monde, de voir l'invisible et de communiquer avec les esprits. Grâce à lui, je suis capable de détecter la magie et de voyager librement entre la Terre et Terra par le biais de portails.