« C'est bon, c'est bon. On y va. Mais on va rien trouver d'intéressant. »
Ludowic se mit en marche, après quelques hésitations. Mélinda entreprit de le suivre, Bran les suivant de loin. Elle le tenait par la laisse le reliant à son collier, s’assurant ainsi que le jeune Terranide ne cherche pas, soit à lui fausser compagnie, soit à l’attaquer. Ils se rapprochèrent d’une des entrées du donjon, la porte cédant facilement. L’intérieur du château était poussiéreux, sinistre, sombre. Tout avait été dévasté, arraché, volé, détruit. Ce que les pillards et les soldats n’avaient pas volé, ils l’avaient laissé ici, dans un triste état. Il n’y avait quasiment plus rien, et Mélinda se mit soudain à craindre que des rôdeurs ne tardent pas à débarquer. Les plus petits prédateurs, qui venaient après le passage de l’armée : les bandits, les brigands, les maraudeurs. Ceux qui venaient grignoter les os, s’attaquer aux restes du festin. Mais il n’y aurait pas grand-chose. Les tapisseries avaient été enlevées, ainsi que les meubles, les vêtements, les tableaux avaient été arrachés, laissant des formes blanchâtres sur les murs, épousant la forme d’anciens tableaux. On avait condamné de nombreuses fenêtres, et détruit beaucoup de portes, les enfonçant violemment. A chaque couloir, chaque porte entrouverte, Mélinda pouvait percevoir la fureur du combat, ou, plutôt, du massacre. Vae victis, disaient les Anciens. Cette locution se confirmait toujours en cas de siège. La pitié n’était pas l’apanage de la guerre. Viols, rapts, tortures, massacres, les anciens employés et servants de Ludowic avaient souffert, et ceux qui étaient encore en vie n’étaient pas au bout de leur peine. Si l’Inquisition ne leur tombait pas dessus, ils finiraient esclaves, travaillant comme des bagnards aux docks de Nexus, ou dans d’immenses fermes, à osciller entre les fouets des contremaîtres et les crocs des loups vivant à proximité.
Ils passèrent devant une pièce carbonisée, probablement un ancien lieu d’invocation, ou un endroit similaire. Mélinda se demandait s’il y avait eu un bûcher. Sûrement. L’Ordre adorait les bûchers. Elle imaginait volontiers, au milieu des cadavres pendant dans le vide, d’autres se contorsionnant dans un immense bûcher, des dizaines de corps se mettant à brûler. Si les soldats n’avaient pas égorgé la mère de Ludowic, c’était probablement le sort auquel elle avait eu droit. L’Ordre n’aimait pas les vampires, surtout ceux qui avaient des châteaux. Ils avaient promptement fait disparaître les cadavres, de manière à éviter qu’ils ne deviennent des martyrs, ou des preuves compromettantes de la barbarie des sièges.
Le trio continua à monter dans ce château maudit. S’il n’était pas reconstruit rapidement, il deviendrait le repaire des brouxes, les donjons seraient envahis par les goules, les putréfacteurs, et des bandits s’en serviraient sûrement comme refuge. C’était un sort très probable, si personne ne rachetait le château. Ils arrivèrent ainsi dans une chambre qui, jadis, avait du être élégante. Là encore, elle avait été presque totalement dépouillée. On avait renversé une armoire, sans la prendre, probablement parce que les soldats avaient déjà les bras chargés. Il ne restait que quelques vêtements fades et sans intérêt éparpillés sur le sol. En revanche, le lit était resté, mais il n’était pas vide. Dessus, leur montrant son corps, une Terranide était allongée, morte. Cette vue, visiblement, chagrina Ludowic. Ses yeux grands ouverts fixaient silencieusement le plafond, dénués de la moindre expression. Mélinda se rapprocha d’elle. Une odeur agressive lui attaquait le nez : celle de la chair entrant en putréfaction. De petits mouches s’éloignèrent du cadavre, tourbillonnant dans l’air, et la vampire, silencieusement, porta ses doigts sur la flaque de sang. Sa peau avait une coloration bleue, signe qu’elle devenait rigide, du fait de l’accumulation du sang. Ce dernier avait coagulé, et elle le porta à ses lèvres, avant de tirer la langue, son visage s’enlaidissant en une grimace de dégoût.
« Beurk ! »
Elle était morte depuis plusieurs jours. Le sang des cadavres était infâme. Elle secoua la tête. On l’avait torturé, violé à plusieurs reprises. Elle vit que ses tétons avaient été arrachés avec des pinces, qu’on l’avait étranglé, et brûlé sa queue. Elle imaginait sans peine la dizaine de porcs autour d’elle, en train de la torturer, buvant, lui crachant dessus, découpant son corps, la mutilant gravement. C’était un véritable gâchis. Elle continua à observer ce corps massacré, se demandant au bout de combien de temps elle était morte, et ce qui, finalement, l’avait tué. On avait laissé les instruments de sa mort : un fouet couvert de sang, avec une petite flaque sous ce dernier, des pinces, et d’autres objets. Elle regarda derrière le lit, et vit un morceau de son corps : sa langue. Arrachée avec une tenaille. Un Ashnardien n’aurait pas fait mieux. Le vice régnait dans cette pièce. Pas ce vice qu’on vous déversait dans les harems et les maisons de charme, non, mais le vrai vice, celui qui résultait du sadisme et de la cruauté. Cette Terranide n’avait eu aucune chance, et, pourtant, son sort était préférable à celles qui avaient survécu, et qui étaient entre les mains des Inquisiteurs.
« Bon, on peut s'en aller, maintenant ? »
Ludowic n’était pas très bien. Elle le sentait, à la manière dont son sang provoquait des ondulations. Il n’était probablement pas habitué à un tel spectacle. La vampire le regarda silencieusement, avant de parler :
« Tu sais ce que nous sommes, Ludowic. Des vampires. Tu peux être triste pour elle, mais l’Ordre est bien connue pour ne pas apprécier toutes les espèces qui, selon ses propres critères, ne sont pas saines. Nous en faisons partie. As-tu jamais entendu parler des Inquisiteurs ? De leurs geôles ? De ce qu’ils font subir aux gens comme nous ? As-tu seulement la moindre petite idée de la chance que tu as eu de finir entre mes mains, hum ? Regarde bien cette fille, Ludowic. C’était une de tes servantes. Qu’avait-elle fait de mal pour mériter un tel sort ? Crois-tu que ses bourreaux seront punis pour ce qu’ils ont fait ? Crois-tu qu’un justicier viendra les pourchasser pour les pourfendre ? Qu’ils se maudiront de leur cruauté ? Il est temps pour toi de grandir. Tu es un Terranide, ce qui revient à dire que beaucoup chercheront à abuser de toi, et tu es aussi un vampire, ce qui revient à dire que beaucoup chercheront à te détruire. Ta petite existence heureuse est terminée, et tu as eu la chance de survivre. »
Mélinda reprit son souffle, terminant ce qu’elle voulait lui faire comprendre :
« En étant mon esclave, tu bénéficies de ma protection, ce qui veut dire que ce qu’on a fait à ta servante ne peut pas t’arriver, sous mon commandement. Regarde ce cadavre, observe sa souffrance, ressens les derniers moments de sa vie, et comprends que la liberté, dans un monde de vautours et de loups, a un poids. Être libre, c’est certes pouvoir faire ce qu’on veut, mais c’est surtout n’avoir personne pour vous défendre. »