Florence, 1474Le jour tirait sur sa fin, et, en bons florentins, les hommes sortaient afin de se réunir entre eux pour discuter des affaires de la cité, se raconter des histoires ou échanger des plaisanteries, tandis que les femmes causaient d'une fenêtre à l'autre de la rue ou sur le pas de la porte. Les marchands et artisans se regroupaient alors au Vieux Marché, les jeunes gens de la ville sur le pont Santa Trinita d'où ils regardaient le jour s'éteindre dans les eaux du fleuve. Ensuite, les femmes vaquaient au repas du soir, ou causaient à nouveau entre elles une fois la besognée achevée. Puis, à l'appel de l'Angelus, chacun rentrait chez soi car il ne faisait pas bon errer, à la nuit close, hors de son logis.
La Florence respectable et respectée s'endormait alors entre ses murailles aux soixante-huit tours de guet ou de défense, tandis que l'autre, celle du plaisir et du crime, celle des filles publiques et des coupes jarrets commençait à vivre et à sortir comme une marée trouble tout au long des rues à peine éclairées par un brûlot de fer pendu aux portes d'un des multiples Palais.
Mais dans cet univers de calme, un détail, auquel le peuple s'était habitué, se détachait des rues pavées de pierres taillées. Cette femme aux cheveux de sang, et aux yeux de chat marchait toujours de son même pas vif, alors que les ombres tentaient en vain de l'avaler. A chacun de ses pas, ses talons, renforcés de métal, claquaient sur la pierre avec force, résonnant dans le silence qui s'installait sur la ville qui ne dort jamais. Un badaud, affalé sur le rebord de la route, adossé à un mur blanchi leva sa choppe vide vers elle.
« Belles jambes ! » fit-il d'une voix empestant l'alcool.
Peut-être ne pouvait-il voir que cela, dans son état lamentable. Mais au moins avait-il raison, car ses jambes, puissantes, attiraient l'œil. Ne portant que des chausses montées sur des talons haut, et montantes jusqu'au-dessus de ses genoux, les commentaires fusaient parfois. Mais cela ne l'arrêtait pas. Sans même un regard pour lui, elle continuait son chemin, lui laissant donc juste une image de ses cuisses nues, et de son fessier admirablement formé, recouvert par un simple tissu opaque et brodé. Peut-être allait-il rajouter un dernier commentaire à cette vue, mais les deux épées accrochées à ses hanches dont les fourreaux s'entrechoquait légèrement à chaque roulement de hanche de la belle le réduisit au silence. Mieux valait ne pas embêter les porteurs d'épées.
Le vieux Marché, maintenant, s'était rempli de sa populace nocturne et grivoise et ses portes maintenant ouvertes offraient des spectacles de débauche avec un amas de personne qui s'agglutinait autour. Les jeunes élégants de la cité marchaient d'un pas rapide, capuche rabattue pour ne pas être reconnus, pour rejoindre sûrement une amante secrète. Et au milieu de toute cette vie agitée marchait de son même pas vif cette femme si affriolante.
Elle s'arrêta à la porte d'un palais y toquant, et le feu des brûlots de fer accrochait ses reflets vivants aux bijoux qu'elle portait. A ses oreilles des bijoux dorés pointus, à son cou un épais collier munis des mêmes piques qui descendait jusqu'à la naissance de cette poitrine voluptueuse, avec un médaillon d'une pierre inconnue. A peine la porte entrouverte, comme glissant sur le vent, la femme s'engouffra dans le passage, celui-ci se renfermant derrière elle.
Dépassant les arcades sculptées d'angelots innocents, parcourant les longs couloirs ornés de nombreux tableaux représentants les éternels inclinaisons religieuses auxquelles penchaient le peuple entier. Puis, au détour d'un tableau originel du Botticelli dans ses débuts, une dernière salle. Un grand bureau, remplit de nombreuses bibliothèques, avec des livres qui auraient fait pâlir le libraire Vespasiano Bisticci. Ici trônait une copie des Commentaires de César, là, l'original du Lysias. Et au milieu de tout cela, l'épais bureau avec un vieil homme derrière.
A l'entrée de la femme, il releva la tête, l'observant derrière ses lunettes aux verres qui ressemblaient presque à deux loupes. Posant ses mains sur le bureau, liant ses doigts noueux, il prit parole.
« - Prisca Luccicelli. » Un bref silence. Son regard la parcouru de bas en haut, critique.
« Tu es de retour bien tôt, cette nuit-là. As-tu déjà terminé ce pour quoi tu es payée ? »Un autre silence. Puis un claquement, et un autre. Le bruit des talons sur le plancher. La rousse s'était avancée jusqu'au bureau, se penchant au-dessus. Ses cheveux, longs, s'étendaient même jusqu'au bureau, s'étalant sur les feuillets du vieil homme. Son visage, lui, offrait un sourire qui glaça le sang de son interlocuteur qui fixait ces deux dents pointues qui dépassaient, révélant la nature vampirique de celle qui allait parler. La tension augmenta d'un coup quand ses yeux devinrent d'un jaune de Bête.
« -Ser Francesco. Dois-je vous rappeler à nouveau de me parler autrement ? Lorsque vous êtes né, j'étais déjà vieille de plusieurs siècles. Et votre jeu envers ma patience durant les vingt dernières années commencent doucement à atteindre une limite que vous regretteriez de franchir. Si Messer Laurent de Medicis m'accorde sa bienveillance depuis tant d'années, et tant de liberté, c'est pour une raison. Et que vous refusiez de l'admettre ne change rien à la vérité. Sans moi, Sa maison se serait déjà effondrée. Alors cessez de nier et donnez-moi ce que je suis venu chercher. » Elle se redressa, laissant respirer le pauvre Francesco un peu tremblant. Parfois, elle avait tendance à oublier de réfréner son aura naturelle, plutôt oppressante. Il faut dire, elle restait une vampire transformée il y a déjà trois siècles. Et armé de ses deux épées magiques, elle s'était mise en tête de se charger de tous les monstres -inconnus du monde, ou ignorés par lui- qui osaient venir sur son territoire. Par divers moyens, elle avait augmenté sa puissance et ses connaissances, pour arriver à revendiquer Florence et ses environs comme Sienne. Elle reprit d'une voix plus calme et douce, presque ensorceleuse.
« Pour vous répondre, ceci dit, oui. Les zones sont sûres, nulle bête ne viendra et les Beltrami ont bien accepté parmi eux les germes de la discorde, cela a été vérifié. Les détails sont contenus là-dedans. » Elle sortit d'entre ses seins un parchemin roulé, qu'elle lui tendit, pour enchaîner directement.
« Maintenant, je suppose que vous allez aussi vous en tenir à votre part du contrat. La même pièce que d'habitude, avec la bonne âme demandée, Messer. » Tremblant à cette idée, le précieux parchemin entre ses mains, le vieil homme hocha la tête, désignant d'un signe le passage qui menait vers le sous-sol. Sourire aux lèvres, elle caressa du bout de l'index sa joue lâche avant de s'éloigner en sifflotant un air connu de Paumann, pour s'enfoncer dans l'escalier dérobé. En bas, une porte au bois épais renforcé de métal. La poussant d'une main, elle coulissa sur ses gonds entretenus sans même un bruit.
Une chambre. Plutôt bien fournie, et agréable. Un feu, qui maintenait la pièce à une chaleur respectable pour ces mortels, aux murs, des tableaux représentant l'amour du Christ, ou une réalité plus sombre sans transition, et un lit à baldaquin, avec un matelas rembourré de plumes et ses draps de soie blanche. Et enfin, le plus important, ce qu'il y avait sur le lit. Un jeune enfant, récupéré dans les rues presque mort de faim, qui avait été nourri, lavé, soigné, habillé.
Il était tout mignon, avec ses cheveux un peu en bataille, une chemise en coton un peu trop langue pour lui pour seul vêtement. Il incarnait la pureté, et l'innocence. Ses yeux verts, clignant, se posèrent sur la femme qui s'approchait de lui. Et elle souriait. Pour cette nuit, sa dernière, il était Sien. Déjà, elle imaginait cette soirée. Elle n'avait pas eu assez de défouloir, ce soir-là. Les rares monstres qu'elle avait traqués ne l'avait pas satisfaite, trop faibles, trop moches, trop... inintéressant. Alors là, elle avait son joyau. Quelques pas, et ses pieds touchaient le rebord du lit.
« Approches, mio Angelo. Venite e baciare il tuo destino. » Elle tendait une main vers lui, pour récupérer la sienne, petite et tremblante. Il n'avait jamais vu une personne comme celle qui se trouvait devant lui. Ses yeux larmoyants fixaient ceux, d'un jaune brillant, qui l'hypnotisaient.
« - Tu sei la mia dea ? Il mio destino ? » Avec un dernier hochement de tête, elle se pencha vers lui, l'enveloppant de toute la douceur possible. Inclinant la tête de l'enfant sur le côté, soufflant dans son oreille et lui écartant les mèches de cheveux qui formaient un dernier barrage fragile jusqu'à sa peau, elle posa ses lèvres sur cette dernière, murmurant une prière pour le jeune garçon. Puis ses bras se transformèrent en carcan qu'il était impossible de repousser.
Ses crocs percèrent la peau avec douceur, et un gémissement étouffé, un peu apeuré s'échappa des lèvres de "son ange". Le rassurant, le berçant presque contre elle dans une étreinte mortelle, elle lui caressa les cheveux, murmurant un poème d'amour, tandis que peu à peu, elle buvait. Peut-être essaya-t-il de s'échapper, mais il n'y avait pas de conviction dans ses gestes. Peut-être essaya-t-il de crier, mais le son restait dans sa gorge. Tout aux visions qu'Elle lui offrait.
Les visions représentaient un lointain passé, aux yeux du gamin. Un passé doré, plein de lumière, de peintures et de paysages époustouflant. Il vécut en quelques minutes un voyage au travers du temps, au travers du monde. Si maintenant l'Italie, et plus précisément Florence était sienne, Prisca avait voyagé dans le monde entier, visité les Fjord des barbares de Norvège, marché dans les villes congelées de Russie, affronté la chaleur des déserts... Tout n'était qu'amour dans ces visions, loin de la réalité des guerres habituelles. Pour ce dernier voyage, elle avait tenu à offrir à cet innocent qui la ravissait le plus beau des mets.
Mais rapidement vint la fin. Sentant ce cœur affolé battre ses derniers instants, puis s'arrêter, elle se releva, laissant sa main parcourir le cœur de l'enfant inerte. Le posant délicatement sur le lit, allongé, elle lui déchira son vêtement, avant de plonger ses mains dans le corps désormais silencieux. Avec quelques craquements, brisant les côtes comme de la paille, elle ressortit le cœur encore emplit de sang pour le porter à ses lèvres. Œuvre beaucoup moins propre, le sang coulait le long de ses joues, tâchant la soie du lit, tâchant son corps. Mais elle le suçait, aspirant la moindre goutte que lui avait offert son précieux invité.
Une fois sa tâche terminée, elle reposa le cœur dans le cadavre, à sa place, et recouvra ce dernier du drap tâché, s'en servant comme d'un linceul. Elle le respectait, et l'appréciait. C'était un bel enfant, et son innocence était un pêché qu'elle ne pouvait s'empêcher de vouloir voler. Quand elle buvait, elle s'appropriait ses pensées, ses visions. Détruire un innocent était toujours une joie qu'elle appréciait recommencer encore et encore.
Et c'était surtout ainsi qu'elle avait vécu à travers les âges. Travaillant chez les personnes à pouvoir à qui elle avait offert la connaissance de l'Autre Monde, celui de la nuit, en échange d'une sorte de protection d'une lignée, elle ne demandait qu'une chose : qu'on lui offre par soir un innocent. De ces temps-là, il y en avait beaucoup. Souvent, des jeunes enfants, garçons ou filles, étaient abandonnés sur le parvis d'une Église. Alors ceux-ci étaient récupérés, avant que cette dernière n'agisse. Et ils lui étaient offerts après avoir été remis en état.
Quand la maison qu'elle protégeait se mettait en tête de pouvoir se passer de ses services, ou commençaient à se dire que de tels actes n'était pas conforme à leur humanité, alors elle s'en allait, simplement. La cruauté, elle ne l'exerçait que sur les formes de vies "surnaturelles" qui voulaient empiéter sur son territoire. Pour le reste, elle avait un certain amour de la beauté, des humains, des arts, et s'y complaisait. A chaque nouvel endroit où elle arrivait, il fallait, pour la retenir et l'intéresser, la beauté. Que ce fusse un jeune homme adepte de Poésie, ou une maison reconvertie en école d'Art, ou bien un bordel qui ne vendaient que les charmes, et non les corps. Tout pouvait l'intéresser à partir du moment où il y avait une chose : la Beauté.
Mais... Celle-ci, avec le temps, avait fini par disparaître à ses yeux sur ce monde. La technologie et les bruits remplaçaient les arts qu’elle appréciait. Et ces humains, pourtant si prompte à avoir un cœur accueillant ne cessaient de se faire de grandes guerres pour des prétextes inutiles. Lassée, et avec une certaine tristesse, elle avait finalement choisi de quitter ce monde. Adieu, terre d'accueil des plus grands artistes. Adieu, terre d'enchantement. Avec elle, vers sa nouvelle destination, elle apporterait des œuvres qu'elle appréciait particulièrement. Tableaux, livres anciens, recueils de chants ou de poésies. Quelques sculptures d'un jeune homme amoureux.
Et bienvenue, Terra.
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