Oui, elle a quelque chose, quelque chose d’autre que la prunelle de ses yeux. Quoique… ce regard, outre la couleur si spéciale, ce regard comme magnétique, ce regard comme aimanté. Pas de ces regards qui déshabillent, mais de ces regards qui captivent et qu’on n’oublie jamais.
Dans une vie désormais bien lointaine, Stephen n’avait jamais fait attention aux regards ; pire même, il ne regardait pas ses interlocuteurs dans les yeux. Et ne parlons pas des interlocutrices ! Il baissait les yeux, et ne faisait confiance qu’à son ouïe. Ce n’est que depuis qu’il a pris la route qu’il a appris à regarder les yeux dans les yeux, et surtout à lire dans les regards. Cela lui a évité des déconvenues, mais lui a aussi valu de belles rencontres, que ce soit avec des personnes d’une culture rare, ou avec des personnes disons très open.
Et là, cette inconnue a une façon bien à elle de le regarder, de le toiser presque. Nulle provocation, nulle ostentation, mais un regard plein et direct, qui plus est clairement à son encontre. Il ne peut pas ne pas se lever, il ne peut même pas se détacher de ces yeux, il peut encore moins finir son verre et partir comme si de rien n’était. Même si elle semble connaître du monde, c’est lui, et lui seul qu’elle regarde. Alors, il fait ce qu’il aurait dû faire depuis bien longtemps, au lieu de tergiverser.
Verre à la main, sans savoir ce qu’il va ni dire ni faire, juste guidé par cette envie d’en savoir plus. De la connaître, d’abord pour elle-même, intimement on verra ; insidieusement, cette nuance est arrivée, quitte à contrarier les plans du chasseur, sans même qu’il s’en aperçoive. Mais, ce qui ne change pas, c’est qu’il fait attention à une nuée de détails, l’origine irlandaise de la bière dont il reconnaît l’étiquette, la façon élégante de tenir sa cigarette et d’en aspirer de subtiles bouffées, et bien d’autres choses que, en temps normal, il aurait trouvées insignifiantes.
A force de glisser sur la longue banquette de skaï rouge qui court d’une table à l’autre, il se trouve à la table juste voisine. S’il lui est déjà arrivé de faire du rentre dedans à des allumeuses qui ne demandaient que ça, cette fois est d’un tout autre genre, et l’inconnue pourrait se fermer à une intrusion trop manifeste.
« Bonjour, c’est rare de voir quelqu’un boire une bière irlandaise, par ici. Bon, j’avoue que mon goût pour le whisky du même pays peut paraître aussi surprenant. Mais j’ai pensé que vous étiez européenne, irlandaise peut-être au vu de vos superbes cheveux. »
Il a déjà fait mieux, ce n’est pas difficile d’ailleurs ! Mais, une femme seule, dans un bar où elle n’est pas inconnue, et qui montre de l’intérêt au seul qu’elle ne connaît pas, ça interpelle voire ça rend méfiant.
Pourtant, vue de plus près, elle semble encore plus douce, presque fragile. Boire une bière ne rend pas une femme virile, et celle-ci déguste le breuvage avec élégance. D’ailleurs, tout en elle est subtilité et raffinement aux yeux de Stephen, comme si elle en devenait incongrue en ce lieu.
« J’espère que vous ne me trouverez pas cavalier, et que je n’ai pas perturbé votre éventuelle attente de quelqu’un », ajoute-t-il, comme pour verrouiller le fait qu’un intrus ne va pas se glisser entre eux, pour une fois qu’il retrouve sa délicatesse d’il y a si longtemps.