La soudaine colère de Vincente ne cachait rien, et ne faisait, en réalité, qu’aggraver son cas. Pour Cahir, les choses étaient claires, tellement claires qu’elles en étaient presque amusantes, voire lassantes. La dague ne l’effrayait nullement, pas plus que cette fausse lueur de rage qu’il lisait dans les yeux de la femme. Elle se crispait à sa dague, sur le point de le tuer, mais Cahir savait que ce n’était pas parce qu’elle le haïssait. C’était même tout le contraire, en réalité. Elle aimait cet homme, mais cette attirance inattendue se heurtait avec ses préjugés, avec sa vision du monde. Or, par nature, l’être humain était réfractaire au changement, et préférait se reposer sur ce qu’il savait déjà, en voyant tout élément nouveau comme une menace potentielle. Il leva les mains en signe d’apaisement, quand on tapa à la porte. Cahir se sentit soudain sur la défensive, mais constata que ce n’était que les repas. Il se détendit donc assez rapidement, et, quand les femmes repartirent, il s’intéressa de nouveau à la petite.
Elle était jeune, mais, comme il l’avait déjà pensé, suffisamment ferme pour susciter du désir. Et le fait qu’elle soit si perturbée signifiait qu’il y avait une ouverture possible... Or, Cahir restait un homme, même s’il était aussi un soldat entraîné. Plus simplement, il hésitait encore sur la conduite à tenir, mais avait juste envie de la narguer. Cette petite femme si sûre d’elle révélait ici ses faiblesses. Amusant, en un sens. Elle bravait les égouts et les forces de l’ordre de Nexus, mais, face à un homme, elle s’écroulait comme un château de cartes balayé face au vent.
Lentement, Cahir alla s’asseoir face à elle. Vincente mangeait rapidement, en fixant son assiette. C’était une simple soupe, rien à voir avec la viande généreuse du Coucher de Lune, mais Cahir n’allait pas se plaindre. Il trempa sa cuillère dans son écuelle, et avala lentement la tambouille. Elle était chaude, et il y avait un morceau de pain frais et tendre, qu’il commença également à grignoter, tout en réfléchissant.
*En fait... Je crois que je l’aime bien.*
Il sourit lentement, et se racla alors la gorge.
« Pas la peine d’avaler ça aussi vite, tu sais, tu risques d’avoir des crampes... »
On avait l’impression qu’elle avait affaire à un marathon. Cahir laissa planer quelques secondes, et reprit lentement, évoquant un sujet qui, a priori, n’avait rien à voir avec la situation actuelle :
« On dépeint les Ashnardiens comme des individus cruels et sanguinaires, qui massacrent les populations vaincues, qui ne font preuve d’aucune retenue, qui pillent, violent, et torturent à tour de bras. C’est une image que nous entretenons sciemment. La politique de la terreur est l’arme la plus efficace quand il s’agit de faire la guerre. Si on effraie suffisamment une population, elle peut se rendre, ou se révolter, en voyant que ses dirigeants n’ont pas envie de céder. Il est vrai que nous avons des légions de monstres et d’êtres démoniaques à l’aspect peu reluisants. Il est vrai que nous avons fait des pogroms, des sièges sanguinaires, mais dans la même proportion que les Nexusiens, ou que les Tekhanes. La vérité, Vincente, c’est que les Ashnardiens sont avant tout disciplinés. »
On pouvait commencer à voir où il voulait en venir par son discours, et l’homme poursuivit en ce sens :
« Je suis le fils de deux grandes familles ashnardiennes : l’une abrite des généraux et des maréchaux, l’autre des artistes et des artisans. J’ai été éduqué en suivant l’idéal militaire ashnardien, inspiré des peuples antiques : la puissance d’un soldat alliée à la culture d’un homme civilisé. »
Il s’humecta brièvement la gorge, avant de reprendre, avalant encore un peu de soupe :
« Je ne te souhaite aucun mal, Vincente... Mais tu as beau sortir ta dague, ça ne change rien au fait que, malgré ton courage, ta bravoure, et tes capacités à échapper à la milice, tu restes une jeune fille effrayée par les hommes. Tu ne hais pas les hommes. Tu ne m’aurais pas aidé, sinon, et tu ne travaillerais pas avec cet Asul. Crois-moi, la haine a pour elle d’être absolue et de ne s’accorder aucune concession. »
Tout ça ressemblait un peu à un sermon, et il en prit conscience, décidant ainsi de revenir à des choses plus prosaïques :
« Je ne t’ai pas violé dans cette piscine, je ne le ferais pas non plus ce soir... Mais, tout à fait entre nous, Vincente... Tu es franchement pas mal. »