« Elle va apporter le mauvais œil ! Il faut s’en débarrasser ! Nous n’avons pas vocation à porter assistance à des sauvageons ! »
Cahir ne se donnait même pas la peine de répondre à l’homme. C’était le seigneur local, un homme ayant un gros ventre, et qui suait beaucoup. Il était très tentant de dégainer son épée pour la lui planter dans le ventre, mais l’apatride s’y refusait. Le seigneur continuait à bien le payer, et parlait au nom de la communauté. Ces gens étaient des culs-terreux superstitieux qui, tous les Dimanches, remplissaient la petite église dans le manoir. Ils voyaient cette Terranide comme une étrangère, un objet de danger. Cahir le savait : les villages isolés étaient très liés entre eux, avec des penchants xénophobes. Même lui avait bien du mal à se faire accepter, et il n’avait été admis au sein du village qu’en tuant quelques loups sauvages à proximité. Pourtant, on continuait à se méfier de lui, à le voir comme un « étranger », ce qui, après tout, était vrai. Alors, quand une Terranide à moitié nue, et qui ressemblait à un cadavre, arrivait ainsi... Pour ces péquenauds, elle était une espèce d’esclave qui s’était échappée des bandits sévissant dans la forêt, et ils redoutaient qu’ils ne cherchent à la capturer.
L’apatride, lui, avait une autre version. Si elle avait vraiment été une esclave, il aurait vu sur son corps des traces. Il aurait vu sur sa faible peau décharnée les marques des fers, de la laisse, les éventuels coups de fouet... Il n’avait rien vu de tel. Elle ne pouvait donc pas être une prisonnière échappée. Le chevalier se trouvait dans le dispensaire, utilisant les quelques rares fournitures disponibles pour faire des potions afin de soulager la femme. Il avait donné à l’aubergiste quelques pièces pour faire des bouillons et des soupes. Il fallait qu’elle se nourrisse, mais il ne pouvait pas directement lui donner du pain, ou des plats consistants. Elle en ferait une indigestion.
« On ne peut pas, tout simplement ! C’est inconscient de...
- Cette femme est sous ma protection, répliqua Cahir en tournant la tête. Ceci veut dire que je ne veux pas que vous l’importuniez. »
Devant ce refus, les joues du seigneur devinrent rubicondes, et il secoua rapidement la tête, outré par l’arrogance de ce jeune homme qui le prenait de haut. Il tenta de répliquer, mais Cahir sortit alors du dispensaire, retournant sur la place principale, et rejoignit l’auberge. Des femmes qui passaient le balai dehors, étiraient leurs linges, le regardaient en fronçant des sourcils. Le seigneur, de son côté, suivit Cahir.
« Vous ne comprenez pas ! Je refuse de...
- L’Ordre ne prêche-t-il pas la charité et l’assistance envers les plus démunis ?
- Je... Euh... Si, mais...
- Alors, la conversation est close ! »
Cahir planta là l’homme, et retourna dans sa chambre. La Terranide dormait toujours, et il l’observa silencieusement. Pourquoi diable s’intéressait-il à elle ? L’apatride n’était pas un chevalier servant... Ou, du moins, c’est ce qu’il essayait de se dire... Mais, quand cette pauvresse avait débarqué devant lui, il n’avait pas pu s’empêcher de l’aider. Était-ce parce que, en tant qu’Ashnardien, il appréciait les femmes fortes et indépendantes, ces guerrières qui portaient des armes et montaient sur des chevaux ? Il n’était pas un Nexusien. Les belles dames en robes qui ignoraient tout de l’art de la guerre l’attiraient comme simple courtisanes, mais les guerrières... C’était autre chose. Et, même si cette Terranide n’était pas dans ses plus beaux jours, elle avait l’air plutôt belle.
Cessant de l’observer, il alla chercher une soupe bien chaude, et remonta, puis s’assit devant la Terranide. Il posa le bol sur un meuble, et mit dedans la potion qu’il avait trouvé au dispensaire, puis saisit une cuiller en bois. A cet instant, la Terranide se mit à gesticuler rapidement dans son lit, se tortillant au milieu des couvertures, soupirant et gémissant. Il se retourna vers elle, la voyant se débattre contre un ennemi imaginaire, et comprit qu’elle faisait un cauchemar.
« Hey ! Hey ! s’exclama-t-il. Calme-toi, petite femme !
Il la vit alors pleurer, se calmant rapidement, et lui caressa les cheveux, restant près d’elle. Elle ne se réveilla pas, et il resta assis sur le lit. Cahir cessa de se préoccuper, et approcha la cuiller de sa bouche. Il avait l’impression de nourrir une espèce de bébé, mais elle devait manger. Il posa son autre main sur le nez de la femme, serrant ses narines, afin qu’elle ouvre les lèvres, et il enfonça la cuiller dans sa bouche.
« Mange, tu dois reprendre des forces... »