Ça faisait combien de temps? Six? Non, huit mois? La maison lui avait manqué. Il était parti moins d'un an, mais pour l'immortel, ça avait semblé être une éternité. Il se demandait tout ce qu'il avait pu rater: il était resté six mois coupé du monde, comme exilé, sans donner de nouvelles, sans en recevoir. Et par-dessus tout, il avait beaucoup changé. Pas seulement physiquement, mentalement aussi. Autrefois, il serait arrivé en volant, provoquant un boucan infernal et destructions diverses, histoire de rappeler son existence à tous. Plus maintenant. Il n'était plus ce genre d'homme. En fait,il n'était plus le même homme. Même l'empreinte de son mana avait changé, comme s'il était une autre personne. Comme si Yamiusagi Kyô n'avait jamais existé. Et alors quoi? Ce n'était pas plus mal.
Il n'arrivait même pas par le ciel, il ne hurlait pas son retour de façon enjouée à la population. Non, dans cette soirée qui commençait, alors que le ciel commençait à se moucheter d'étoiles scintillantes, il gravissait la montagne qui l'avait vu grandir, sobrement,
la veste rejetée sur l'épaule, la clope à la main. Il progressait sans bruit, à flanc de montagne, évitant les obstacles les plus escarpés par la lévitation, par simple soucis d'abîmer sa chemise. Il était parti dans l'idée de rentrer, discrètement, sans déranger personne, comme un adolescent qui avait fait le mur et qui rentrait éméché. Au fond, il avait fait son boulot, et il ne voulait pas que ses frères et sœurs ne viennent l'emmerder. Enfin,
frères et sœurs... Ce n'était plus vraiment le cas: la fonction de Dieu des lagomorphes n'était plus de son ressort, et il ne souhaitait pas être reconnu comme le fils d'Artémis. Kyô avait renié sa lignée, il était devenu Itami no Kyô. Petit-neveu d'Hadès, neveu d'Arès, d'accord. Ayant prêté allégeance à Héra, d'accord. Mais il n'avait plus ni mère, ni frères. Tout au plus, il voulait bien admettre qu'il avait une origine. Mais il ne répondrait jamais franchement.
Il atteignait enfin les temples: rien n'avait changé, depuis son départ. Il était tard, aucun Dieu dehors. Juste un ou deux prêtres, grand max, qui le regardaient arriver avec curiosité, puis détournaient le regard, fuyant, de peur d'indisposer l'étranger qu'il était devenu. Un mince sourire étirait ses lèvres, dévoilant ses dents blanches: personne n'était embarrassé, personne ne pressait le pas, alerte, afin de prévenir leurs maîtres du retour de l'emmerdeur de service. Il portait le filtre à ses lèvres, laissant la fumée descendre le long de sa gorge, en parcourant les alentours des yeux. Ce calme, c'était agréable. Qu'ils en profitent, ce ne serait peut-être pas toujours le cas. Il soufflait la fumée entre ses lèvres entrouvertes, le regard espiègle, heureux d'être enfin revenu au bercail.
Il n'avait fait aucun détour depuis qu'il avait quitté Junko et le bordel, mais il lui avait bien fallu quinze jours pour atteindre l'Olympe, à pied. Il ne voulait pas qu'on entende parler de lui, du moins pas tant qu'il aurait refait surface, Dieu parmi les Dieux, devenu l'égal des plus grands. Il termina sa clope, la jeta par terre et marcha dessus, en s'avançant parmi les demeures des divinités. Kyô redescendait les manches de ses bras, couvrant ainsi la cicatrice de son bras gauche. Il en était plutôt fier à vrai dire, car elle avait été causée dans un combat où il risquait sa vie. Parce qu' elle avait été infligée par sa plus grande fierté. Et parce qu'elle était la preuve que son destin, comme son corps, n'était pas immuable. Tout a changé le jour où il avait reçu cette cicatrice.
Il pouvait, là maintenant, rentrer à la maison. Mais il n'était pas fatigué, et il voulait se promener encore un peu. Il faisait maints et maints détours, entre les temples, perdu dans ses pensées. Tout ce que Yamiusagi Kyô avait fait... N'était plus qu'un souvenir.