Un bien beau temps pour se promener ! Les auspices météorologiques se prêtaient harmonieusement à la joie, au bonheur et au plaisir, un soleil presque trop ardent brillant avec enthousiasme dans un ciel d'une pureté rare, fournissant un éclairage utopique sur la ville de Seikusu, qui paraissait presque par moments perdre son statut de cité désespérément industrialisée pour devenir une charmante petite bourgade idéale pour se faire oublier et s'oublier ; se perdre dans des instants de béate relaxation sans se soucier d'autre chose que de l'agréable chaleur ambiante qui se signalait autant par son toucher céleste que par les odeurs qu'elle faisait exhaler au paysage environnant. Depuis celui du bitume chauffé jusqu'aux fleurs en pétulance en passant l'aigre transpiration, les parfums se mêlaient outrageusement pour former une véritable symphonie marquant indéniablement ce simple fait : c'était l'été.
Période de réjouissance entre toutes, synonyme pour beaucoup de repos, de vacances, de congés, de la relégation délectable des obligations quotidiennes au rang de soucis à remettre à plus tard ! Une atmosphère de détente, mais aussi d'alacrité fiévreuse avait pris corps dans l'agglomération, et plus d'un se sentait pour l'occasion d'humeur à sourire, à gambader, à chanter, les esprits pénétrés de cette exhilarante joie de vivre qu'ont pour propriété de susciter les bienfaisants rayons de l'astre apollinien, comme les partisans de la luminothérapie n'ont de cesse de le faire valoir. Oui, c'était une ambiance propice aux rendez-vous emplis de camaraderie, aux retrouvailles, aux rabibochages en tous genres, la nature même semblant crier à la cantonade de jeter ses rancœurs et ses idées noires au feu pour embrasser purement la joie enfantine d'être vivant.
Point n'était toutefois besoin de tels rappels à l'ordre pour pousser le vieil Hypocras à la félicité, celui-ci étant toujours pénétré d'une sorte d'optimiste crâneur qui paraissait toujours le pousser à prendre les choses du bon côté et à toujours faire un glorieux pied de nez à l'adversité. Ce n'était tout de même pas avec indifférence qu'il accueillait cette circonstance béatifiante, goûtant sans modération à ce temps d'exception : sa bouche était déformée en un « o » laissant filer les notes de l'air de Brave Margot en un sifflement au volume élevé presque déplaisant, et sa foulée était enthousiaste et sautillante à un tel point qu'elle menaçait de trahir son absence de jambes humaines malgré les atours précautionneux dont il s'était drapé comme à l'accoutumée. Un chapeau de paille à l'ancienne mode vissé sur le cap, une chemise de lin ample à moitié déboutonnée sur le torse, et un pantalon de chanvre bouffant sur les cuissots, sans compter ses habituelles bottes ; il donnait l'impression confondante d'être tout droit sorti d'un tableau de Monet, sensation renforcée par le paysage en fête des bois de Seikusu dans lequel il évoluait.
Mais qu'allait-il donc faire dans ces parages dont il était devenu si coutumier au fur et à mesure des années ? Un raisonnement sensé aurait voulu qu'il fût simplement en vadrouille, le vagabond appréciant effectivement les promenades impromptues, mais pour une fois, c'était bien vers un but prédéterminé qu'il était dirigé, en route pour une visite. Bien entendu, il n'aurait pas été possible de dire que le sieur Crasier avait un carnet d'adresses très chargé, étant donné qu'il n'en tenait aucun à jour, par indifférence et par spontanéité autant que par paresse, mais le fait était qu'il connaissait énormément de gens, avec lesquels il renouait lorsque l'occasion se présentait. En l'occurrence, le souvenir de la chanson qu'il fredonnait en ce moment même lui avait précédemment ramené à l'esprit le souvenir relativement lointain d'une famille française qu'il avait côtoyée et grandement appréciée, les Moreau, et sur une sorte de petit caprice d'humeur, il leur avait téléphoné, sa mémoire lui ayant fait l'incroyable faveur de se souvenir de leur numéro... après quelques essais infructueux, certes, mais baste.
Quoi qu'il en fût, il avait pu discuter à bâtons rompus pendant quelques bonnes minutes avec le Père Moreau dont les tempes devaient désormais commencer à grisonner, et ce dernier, apprenant la situation présente d'Hyppolite (puisque c'était ainsi qu'il le connaissait, comme de bien entendu), s'était empressé de lui révéler que sa fille, Lucie, était justement installée dans les parages de la ville, lui recommandant chaudement d'aller lui rendre visite en dépit du temps qui avait passé. L'idée de renouer plus directement avec eux n'ayant pas été pour lui déplaire, Hypocras avait manifesté son assentiment en la matière, et la location plus ou moins approximative du logis de l'enfant lui avait été donnée, celui-ci se situant à quelque distance des bois qu'il achevait présentement de franchir.
Peste, c'était maintenant à une petite trentaine d'années que remontaient les instants qu'ils avaient partagé ; comme le temps passait vite, et comme la petiote devait avoir bien grandi depuis ! Lorsqu'il l'avait vue, elle n'était alors qu'un marmot rondouillard avec à peine quelques mèches rougeoyantes sur le caillou qui vagissait et s'agitait étourdiment ; il était bien curieux de savoir comment cette petite chose avait évolué. Bien évidemment, lui n'avait pour ainsi dire pas changé malgré le passage des ans, et cela n'allait possiblement pas manquer d'interloquer sa future hôte, mais comme d'habitude, le satyre ne se laissa pas démonter par cette éventualité, étant une fois de plus homme à ne se soucier des problèmes que lorsque ceux-ci survenaient. L'essentiel était qu'il allait rencontrer quelqu'un qui avait toutes les chances d'être une crème, et c'était sur cela qu'il se concentrait, la perspective ne faisant qu'agrémenter encore sa joie.
Promptement, il lui apparut au détour d'un mur de pierre vieillissant ce qui était de toute évidence un corps de ferme, cela concordant avec les indication qui lui avaient été données et piquant de nouveau sa curiosité, tant il était étonnant, voire incongru, de voir une infrastructure aussi agricole à une telle proximité de Seikusu. Il n'était pas impossible, et même fort probable, qu'une telle installation eût été encouragée par le gouvernement local dans un effort pour s'écarter de la caricature de pays surindustrialisé dont le Japon traînait la réputation... et Hypocras avait de surcroît dans l'idée qu'il devait y avoir là le résultat de quelque menu caprice de la part de la Grande Patronne !
En tout cas, il ne laissa pas la surprise l'arrêter, et continua de s'avancer avec le même allant que précédemment, entendant au loin l'écho d'un mugissement bovin qui témoignait de l'activité ayant cours en ce lieu. Toutefois, au fur et à mesure qu'il se rapprocha, il ne put distinguer personne aux alentours, quand bien même des signes d'activité humaine étaient aisément visibles, aussi se décida-t-il à simplement appeler, car si la possibilité de se mettre à explorer tout de go ne lui posait pas de problème, il pressentait qu'être surpris à rôder comme un maraudeur n'allait pas l'aider à faire une bonne première impression. Ainsi, promptement, l'air résonna d'une voix de baryton bien caractéristique qui lâcha en un bon français prosaïque, honneur à l'hôte :
« Holà ! Il y a quelqu'un ici ? »