La chevalière et son écuyer acceptèrent la proposition de Cirillia, n’y voyant aucun problème. Tant mieux ! Ce n’était pas elle qui allait les contredire sur ce point. L’écuyer dormirait dans l’auberge, et elles dans la cathédrale. Ciri’ but un peu de son hydromel, terminant son second verre, et choisit de terminer la séance à l’auberge en commandant un plat. Autant être en forme, car elle n’avait pas spécialement envie de passer une soirée tranquille avec Lisne. Plus la conversation avançait, et plus elle trouvait cette dernière agréable à regarder. Elle devinait aisément sous sa belle armure un corps solide, des hanches puissantes, et des formes harmonieuses. Une femme forte, désirable, attirante... Que demander de plus ? Ciri’ reçut rapidement un morceau de viande, du sanglier rôti. La « spécialité de la région », selon le serveur.
L’auberge, quant à elle, continuait à se remplir, et les rumeurs concernant la messe se précisèrent. L’évêque de la cathédrale avait estimé qu’une messe collective aurait lieu demain matin, à dix heures, afin de redonner foi et espoir aux gens. Saint-Luce était la ville la plus importante de la région, et l’Ordre, tout comme les pouvoirs séculiers, ne tenaient pas à ce que l’attaque du dragon ait de fâcheuses incidences sur l’activité économique du secteur. Ciri’ mangeait son sanglier, avec des légumes, tout en observant ce qui se passait autour d’elle. On ne tarda pas à jouer aux cartes et aux dés, comme dans n’importe quelle auberge. Mais, au-delà des apparences, Ciri’ vit bien vite que tout était différent ce soir. Les gens ne pariaient pas vraiment de l’argent, et semblaient plutôt jouer pour ne pas penser à leurs vies en ruines. Le dragon avait incendié une bonne partie de la ville, et il suffisait de voir les visages creusés des habitants pour comprendre qu’ils étaient au bord du désespoir. Cirillia aurait peut-être du se sentir concernée, mais cette scène l’indifférait totalement. A dire vrai, la seule chose qui la motivait était de s’imaginer dans son lit, avec Lisne. Maintenant que cette idée avait germé dans son esprit, elle ne cessait de s’imposer.
*Ce ne sont que de pauvres ploucs, de toute façon*, se dit-elle, avec un brin de cynisme.
Ciri’ avait vu tellement d’auberges, tellement de villages, tellement de villes, qu’elle pouvait se faire une bonne idée de la populace. Des gens illettrés, qui se laissaient facilement manipuler et exploiter, tant qu’on leur faisait miroiter quelques viles promesses. Elle ne se battait pas pour eux. La population de Saint-Luce l’intéressait peu. Son or, en revanche... Dans ce monde, tout le monde avait besoin d’or. Cirillia en avait besoin pour entretenir ses équipements, mais également pour aider son frère. Quand bien même ce dernier dirigeait une forge florissante, il y avait toujours des dettes à recouvrir. Et elle savait que ce dernier touchait un peu trop à la drogue, et s’attirait parfois des ennuis avec des individus peu recommandables. Il était moins fort qu’elle, moins endurci qu’elle ne l’était. Elle savait qu’il se réveillait la nuit, parfois, en faisant des cauchemars où des dragons venaient le brûler vifs. Elle sortit de ses pensées.
Son repas dura bien une bonne heure, avant que Cirillia ne ressente l’envie de quitter l’auberge. Il n’y aurait aucune rixe ce soir, aucune bataille. Les gens buvaient pour oublier, pas pour se battre. Les imbéciles qui l’avaient agressé quand elle était entrée dans l’auberge devaient être occupés.
« Allons à la cathédrale », décréta Ciri’ en se relevant.
Dehors, il faisait nuit. Cirillia sortit la première, sentant un vent frais remuer sur son visage, la réveillant. Au moins, on n’avait pas menti : ce sanglier avait été délicieux. Elle observa la cathédrale, qui dominait toute la ville. Elle se dressait fièrement, avec ses immenses tours en pierre. C’était un important complexe religieux, avec plusieurs églises qui l’entouraient. L’Ordre devait avoir une grande influence ici.
*Mieux vaut éviter de s’attirer leurs foudres...*
Elle en eut la confirmation en voyant un attroupement de gens en train de prier ardemment près d’un autel divin. Elle les observa silencieusement, avant d’entendre du raffut. Fronçant les sourcils, elle s’avança un peu, et vit une scène troublante dans une ruelle. Une elfe était en train de se faire gifler par un homme. Elle tomba au sol, se mettant à ramper, avant de se redresser. Sa robe était à moitié déchirée, révélant ses seins.
« Salope ! hurla l’un des hommes.
- Les catins comme toi sont responsables de ce chaos ! renchérit un autre paysan. Retourne voir ton mari, pétasse, et retournez dans votre bois pourri ! Où on vous y emmènera nous-mêmes ! »
Ciri’ laissa l’elfe partir rapidement. Les humains avaient beaucoup bu, mais elle pouvait clairement sentir, dans leurs regards, une once de rage et de fureur. La prière collective s’était interrompue, et l’elfe se rua entre les bras d’un homme.
« Tu pactises avec l’ennemi, Joachim ? s’exclama un homme.
- Tu n’as plus les yeux en face des trous, Matt, répliqua l’intéressé. Tu délires ! »
L’homme ricana, avant de remuer la main, comme s’il balayait cette idée saugrenue d’un geste.
« Je délire ? Les non-humains n’apportent que le chaos là où ils passent ! C’est de leur faute !
- Elsa est née dans ce village ! Elle est autant une Lucienne que toi !
- Mensonges ! C’est une hérétique ! Goodwin le dit ! Tous les membres de son engeance honorent en secret les Dieux impies ! »
Ce fut à ce moment qu’une femme intervint, se mêlant à la discussion :
« Goodwin ?! Ce jeune fou ? Ne me dis pas que tu prends au sérieux ses prêches ! Elsa est l’assistante du libraire, jeune insolent ! Et, contrairement à d’autres ici, elle n’a pas raté ses études... »
L’insulte fit rougir les joues de Matt, qui regarda la femme. Elle avait la quarantaine, et croisait fermement les bras.
« Ce n’est pas parce que tu vends des pains, Lettice, que tu peux te permettre de me parler ainsi ! Goodwin avait prédit que la Bête viendrait, attirée par nos Péchés !
- Fie-toi aux prédictions de notre évêque, plutôt qu’à celles de Goodwin !
- Me fier à Redham ? persifla l’homme. C’est un parvenu ! Nexus nous l’a envoyé, mais il ne connaît pas nos traditions ! Il préfère ses longues séances à la capitale ! »
Peu à peu, Cirillia commençait à voir les fractures, les tensions sous-jacentes de cette ville. Un attroupement se formait, mais s’écarta progressivement. Matt regarda Joachim avec fureur.
« Toi et ta catin, vous avez intérêt à vous repaître de vos péchés !
- Ma... ? Comment oses-tu ?! »
Joachim fut bien tenté d’aller se battre, mais Elsa sembla insister, lui parlant dans le creux de l’oreille. L’homme sembla se détendre. Cirillia, pour sa part, en avait assez vu, et s’écarta, filant vers la cathédrale. La situation à Saint-Luce était explosive, bien plus qu’elle ne l’aurait cru.