Azazel était réellement choqué par son propre comportement. Jamais, ô grand jamais, il ne s'était livré à une quelconque activité impliquant de près ou de loin un voyeurisme de quelque sorte qu'il fût. Le jeune homme n'avait jamais regardé de films pornographiques, n'avait jamais lu de romans érotiques, n'avait jamais compulsé ne serait-ce qu'un magazine cochon. Oh certes, comme toute personne de nos jours, le sorcier avait été exposé très tôt à la sexualité, mais jamais il n'avait été tenté. On aurait presque pu dire que le sexe lui inspirait de la méfiance ; l'acte en lui-même lui semblait... étrange. Et puis surtout, trop intime. Aussi n'avait-il jamais laissé aucune situation qui aurait pu mener à sa participation à un coït prendre cette voix, et, lorsqu'il vivait encore en Allemagne, à la douce époque où sa mère adoptive était encore en vie, ses quelques soupirantes (et peut-être soupirants, mais cela ne lui était dans ce cas jamais parvenu jusqu'aux oreilles) du lycée, et plus rarement de l'orphelinat, s'accordaient à dire que la Mère supérieure l'avait élevé dans la crainte du « Péché de Chair », et en avait fait un frigide. « Et la masturbation alors ? », me direz-vous. Bien entendu, comme tout garçon en bonne santé, le thaumaturge avait bien assez vite découvert la joie des érections – surtout dans les moments où il aurait préféré que ce phénomène n'existe pas –, et, en découvrant son corps au moment de la puberté, il n'avait pas tardé à réaliser qu'il existait également un moyen d'apaiser cette tension indésirable, et un moyen bien doux qui plus est. Néanmoins, l'éjaculation ne restait à ses yeux qu'un rejet du corps nécessaire comme il en est également des moins élégants. Certes, certes, l'androgyne portait de temps à autre un regard plus intéressé sur certains individus dont il trouvait le physique intéressant ; des jolies courbes, un torse musclé, des lèvres pulpeuses... Mais jamais encore le terme « désirable » ne lui était venu à l'esprit, et ses fantasmes masturbatoires, comme il en avait, se bornaient à des caresses fantomatiques prodiguées par des êtres flous et asexués.
Si vous ne l'aviez pas encore compris arrivé à ce point, le néo-gothique n'avait encore jamais couché avec personne, et n'y avait même jamais songé. D'ailleurs, il ne savait même pas quelles étaient ses « préférences ». Est-ce que la réaction qu'il venait d'avoir, et dont les effets étaient toujours affreusement comprimés par son boxer, indiquaient qu'il était au final homosexuel ? En tant que personne ouverte d'esprit, il avait arrêté son point de vue sur les relations sentimentales et physiques très tôt : pour lui, on ne tombait pas amoureux d'un genre, mais d'une personne, aussi cela ne l'avait-il jamais choqué de voir une femme avec une femme, ou un homme avec un homme. Et que certaines personnes trouvent l'amour (et du plaisir, même s'il mentionnait rarement ce point quand on l'amenait à parler sur ce sujet) aussi bien avec un sexe qu'avec l'autre lui semblait à dire vrai dans l'ordre des choses, aussi n'avait-il nonobstant jamais écarté la possibilité qu'il pourrait un jour s'éprendre d'un individu mâle à son instar. Pourtant, s'il y avait bien une chose que le chaste éphèbe n'aurait jamais imaginé, c'était qu'il suffirait d'une simple vision, d'un simple regard sur, avouons-le, un être qu'on aurait pu qualifier de friandise pour les yeux, pour que le rapport à la sexualité et l'image de lui-même qu'il avait bâtis à cet égard s'évaporent. S'évaporent comme l'eau chaude qui ruisselait sur le corps du lycéen.
Foutreciel, le lycéen !
Tout à ses réflexions existentielles, Azazel s'était complètement déconnecté de son environnement. Il n'avait pas entendu l'onaniste s'approcher. Il n'avait pas non plus entendu lorsqu'il avait appelé son nom. Il n'avait même pas eu conscience de l'invasion de son espace personnel – et surtout de son champ visuel –, par un appendice qui lui donnait, de si près, l'impression d'être au moins presque aussi épais qu'un de ses avant-bras, voire un peu plus gros.
Et là, deux neurones décidèrent qu'il était temps d'enterrer la hache de guerre, d'oublier le passé et de renouer le contact, et le cerveau du thaumaturge se remit à interpréter ce qui se passait dans la réalité plutôt que dans le monde intérieur de son propriétaire. Propriétaire qui fit un bond d'un bon mètre en arrière, si tant était qu'on pût faire un bond en étant avachi sur le sol.
Se relevant dans son élan, Azazel se retrouva debout face à l'élève, élève dont la stature lui faisait incliner la tête en arrière pour pouvoir le regarder dans les yeux. En effet, le jeune homme devait bien faire une tête et demi et des poussières de plus que lui. Son pantalon était toujours ouvert, mais l'avantage avec des modèles « skinny », en plus de mouler avantageusement les formes de certaines personnes, était qu'ils ne tombaient pas même complètement ouverts si on les remplissait suffisamment – et autant dire qu'il aurait fallu être anorexique pour que celui qu'Azazel portait soit assez lâche pour glisser de lui-même. Ainsi, son boxer gris était toujours bien visible, de même que la bosse toujours présente, que le surveillant, dans sa confusion, ignorait complètement. Ce dernier resta un instant sans voix, non seulement à cause de l'extrême embarras dans lequel il se trouvait, mais également car il était estomaqué de constater à quel point l'autre garçon ne semblait absolument pas affecté par le fait d'avoir été surpris en pleine masturbation dans un lieu où il n'aurait pas dû être par un autre représentant de son genre en train de se faire plaisir à sa vue. Et en plus, il bandait encore ! (Oui, quand Azazel est dans tous ses états, il lui arrive d'être aussi vulgaire que le jeune Européen moyen.)
Maintenant qu'il le voyait de face, et de près, le thaumaturge reconnut son interlocuteur. Il s'agissait d'un certain Anderson Kaeden. Il ne savait pas cela pour l'avoir personnellement déjà rencontré, mais il l'avait déjà aperçu de manière rapide durant les journées de cours, et surtout, il connaissait sa réputation. En plus d'être régulièrement qualifié de « beau gosse », « trop craquant avec son air bad boy », « t'as vu sa crête ? Il est trop cooool, » par de nombreuses filles dans les couloirs et durant les pauses, une bonne partie des élèves étaient au courant que le métis avait une forte activité sexuelle en ces lieux, et on le dépeignait comme sévèrement bien monté. Force était de constater que la rumeur était vraie. Merde, il avait rebaissé les yeux. Se ressaisissant enfin, Azazel, bien que rouge écrevisse tant la honte qu'il éprouvait était intense, replantant son regard dans celui du mâle affirmé qui se tenait devant lui – un beau regard vert, qui rajoutait encore à l'air étrangement tendre que lui donnait sa crête détrempée comme s'il avait couru sous la pluie et... STOP ! – trouva finalement la force de parler.
Avec hésitation et moult bégaiements.
« Ah, euh, heum. V-Vous ne devriez pas être ici, Kaeden-kun. Les douches sont réservés aux internes, » tenta-t-il d'asséner avec aplomb.
Autant dire qu'il échoua lamentablement, puisque la fin de sa phrase se perdit dans une espèce de son à mi-chemin entre le babillement d'un bambin et le discours d'excuse totalement dénué de conviction d'un gamin de primaire pris en train de tirer les cheveux d'une fille à la récré, sans compter que la phrase avait été déclamée à peu près sur le ton que le dit gamin aurait eu. Allons, il fallait se rendre à l'évidence, il s'était fait griller en beauté, et il fallait à présent qu'il trouve un moyen de se sortir de cette épineuse situation. L'ingénu n'avait même pas remarqué l'attitude aguicheuse de celui qu'il avait surpris sous la douche, tout indifférent qu'il était à la lubricité des autres envers lui. Tout ce qu'il réalisait à l'instant-même, c'était qu'il était susceptible de s'attirer de gros ennuis. Le jeune homme pouvait très bien le dénoncer pour voyeurisme, voire harcèlement sexuel, et il serait alors renvoyé, et sa réputation serait entachée à jamais. Car, bien entendu, le sorcier n'avait pas encore réalisé que la débauche suintait presque des murs de ce lycée tel du slime dans un film des Chasseurs de Fantômes. Tout naturellement, il songea d'abord à ensorceler Anderson afin de lui faire oublier que ces événements venaient de se produire ; néanmoins, il n'avait encore jamais trafiqué la mémoire de quelqu'un. Pour réussir son immigration frauduleuse vers le Japon, le mage avait perturbé des machines et charmé (au sens ésotérique du terme) des individus pour parvenir à ses fins, et était même allé, à sa grande honte, jusqu'à en soumettre quelques-uns à sa volonté, en faisant des pantins (et le laissant accessoirement complètement vide de pouvoir magique durant plusieurs jours) pour accomplir ses desseins. Aussi craignit-il de causer des dommages irréversibles à sa mémoire, ce qu'il ne se serait jamais pardonné. Et puis, s'il manquait son coup, non seulement il serait un harceleur, mais aussi un sorcier exposé au grand jour. Non, mieux valait oublier cette option. Il nota toutefois mentalement qu'il allait devoir s'entraîner à user de ce genre de sorts. Soupirant en détournant les yeux, Azazel finit par reprendre la parole :
« Bon, très bien, je suppose que c'est peine perdue. Est-ce qu'il serait possible que cela reste... entre nous ? » proposa le garçon à la mèche d'ébène, avant de se laisser influencer par le souvenir du côté bad boy d'Anderson et d'ajouter, bien loin de songer à toute ambiguité dans ses propos : « Je suis prêt à vous donner ce que vous voudrez en échange, Anderson-kun. »
Du coin de l'oeil, il ne put s'empêcher d'une fois de plus le détailler de haut en bas. À vrai dire, pour les quelques fois où il l'avait vu habillé, Azazel appréciait assez le style du métis ; lui-même était loin d'être conventionnel, aussi aurait-il était mal placé pour lui jeter la pierre. Mais une fois déshabillé... Il ressemblait à une gravure de mode, ou du moins c'était ce qu'en pensait l'androgyne. En observant les gouttes filer vers le bas sur la peau bronzée de son torse musclé, il se surprit à ressentir pour la toute première fois une envie presque irréfragable de caresser une autre personne d'une manière qui était tout sauf amicale. Et puis, encore plus bas... Ce membre viril, dressé vers lui. Il lui était déjà arrivé de voir d'autres garçons nus, et même parfois en érection, dans les douches après le sport, ou à l'orphelinat, dans un contexte à peu près similaire, mais c'était déjà il y a quelques années, et il aurait parié un mois de salaire qu'aucun d'eux n'avait à ce jour un engin aussi imposant que celui-lui. Il ne comprenait pas pourquoi, mais il se sentait presque fasciné. Il n'avait pas la même forme que le sien, ni la même inclinaison, et... Mais à quoi pensait-il ?! Il ne pouvait pas vraiment être en train de détailler le phallus d'Anderson, c'était trop invraisemblable, il devait avoir avalé un truc pas net... Et pourtant, alors qu'il attendait la réponse de celui-ci, toute cette attention qu'il avait portée à son physique lui avait finalement fait reprendre conscience du sien, mais il n'osait plus bouger ses mains, qui pendaient mollement dans le vide, vers son entrejambe pour refermer sa braguette et dissimuler son érection à la vue de l'autre. D'ailleurs, le fait qu'il soit toujours aussi dur le laissait perplexe, car l'angoisse que quelqu'un se rende compte de son état avait jusqu'alors presque toujours suffi à le rendre flasque.
L'androgyne déglutit.