Dagon se rapprocha de la Déesse, et elle sentit le désir naissant, le plaisir, très humain, qu’il éprouvait à contempler les belles formes de l’Ombre. Elle ne le sentit pas à travers sa magie, mais à travers ses yeux de femme. Un homme pouvait difficilement cacher ce genre de choses, et le regard de l’homme oscillait entre les longues jambes de la Déesse, qui ressortaient légèrement des plis de son manteau, son ventre, son décolleté, la forme galbée de ses seins, ou encore son intimité, une fente propre et glabre. Sha savait très bien que son corps était superbe ; elle était à l’image des sorcières. Et il n’y avait que dans les contes que les sorcières étaient laides. Elles étaient à l’image des magiciennes, entretenant leurs corps pour que ces derniers soient toujours sublimes. Se faire passer pour une vieille femme fripée, ridée, et bossue, était une humiliation constante pour une sorcière digne de ce nom. Ce n’était donc pas un hasard si le chat était l’animal de prédilection d’une sorcière. Un félin beau, noble, fier, et indépendant.
Le Dragon ancestral piégé dans le corps d’un homme lui parla donc, émettant ses doutes, ses interrogations, ses craintes. Ce faisant, il ressemblait, probablement sans vraiment le réaliser, plus à un humain qu’à un dragon. Mais on disait de l’humanité qu’elle était dangereuse, qu’on pouvait se laisser corrompre. Ironiquement, dans la lutte éternelle entre les Cieux et les Enfers, les démons étaient bien plus proches des humains que les Anges ne l’avaient jamais été. C’était ironique, oui, car les humains se considéraient eux-mêmes comme plus proches des Anges que de leurs congénères infernaux. Dagon essayait de minimiser sa puissance, indiquant que détruire Terra ne le tentait pas, tout en indiquant clairement qu’il ne se sentait pas comparable à une divinité. La métaphore du loup et du requin était plutôt bien trouvée, même si elle avait ses limites. Se raclant la gorge, Sha poursuivit, tout en, dans un geste purement féminin, croisant délicieusement ses jambes.
« Les espèces inférieures, humains ou non, apparaissent toutes comme insignifiantes aux yeux des Dieux... Pourtant, et c’est là l’ironie de la chose, ce sont ces insectes qui nous permettent d’exister. Le pouvoir d’une divinité dépend de son nombre de croyants, de la foi que ces croyants attachent, et de l’utilisation de ses Pouvoirs divins. Je suis Déesse des Sorcières avant tout, et mon existence est liée à celle de mes protégées. Tuer une sorcière, c’est tuer une partie de moi, et, donc, m’affaiblir. Et, il y a quelques siècles, l’humanité a massacré d’innombrables sorcières. Des dizaines de milliers de femmes ont été torturées de la manière la plus atroce qui soit, humiliées, brisées, et brûlées vives. Si la plupart d’entre elles n’étaient pas des sorcières, une partie l’était... Et la disparition de cette partie m’avait alors profondément affaibli. »
C’était le lot commun des Dieux, leur limitation. Cette limitation était telle qu’on pouvait considérer les Dieux comme des puissances virtuelles. S’ils pouvaient tout faire, en théorie, du moins, ils ne pouvaient rien faire qui puisse tuer leurs croyants. Assez paradoxal. Sha racontait son histoire sans difficulté, même si son cœur, à l’évocation de ces souvenirs douloureux, se serrait à chaque fois. Il ne se passait pas une journée sans qu’elle ne se souvienne de cette époque, l’âge sombre de la sorcellerie... La folie fanatique qui s’était emparée de la population, les femmes qu’on arrachait à leurs foyers, les bébés qu’on massacrait, les chats qu’on brûlait...
« Pour tuer une divinité, il faut détruire tout ce qui fait sa force. J’ai manqué mourir, mais le culte des sorcières, comme tu le vois, a réussi à survivre. Si les Dieux ont abandonné la Terre, ce n’est pas pour rien. L’humanité, au nom des Dieux uniques, a détruit tous les Dieux... Mais on ne peut pas vraiment tuer un Dieu. Même mort, une divinité continue à exister... De manière différente, dans un autre plan, où elle n’est plus consciente. Son essence subsiste, et c’est cette essence qui a permis à Aphrodite de recréer l’Olympe, et le panthéon grec. »
Il était d’ailleurs fortement possible qu’Aphrodite ait aussi contribué à permettre à Sha de se matérialiser dans cette dimension à nouveau. L’Ombre, pour d’évidentes raisons, ne le criait pas sous tous les toits, mais cette hypothèse était crédible... Même s’il était difficile de comprendre ce qui aurait pu conduire Aphrodite à ramener une Déesse qui n’aimait pas beaucoup les Dieux grecs, et qui, en son temps, avait fricoté avec des Dieux sombres. Cependant, il était vrai qu’Aphrodite ne pouvait pas contrôler le processus qu’elle avait lancé. Cette réflexion, Sha choisit de la conserver pour elle-même. Ses jambes étaient proches de Dagon, et elle constata, sans réel surprise, que l’affection que l’homme ressentait pour elle, ce désir physique, était amplement partagé.
En ayant terminé avec l’évocation d’un passé douloureux, de cette plaie toujours à vif dans son âme, cette indélébile cicatrice, l’Ombre aborda donc un autre des points soulevés par Dagon : son aide. Honnête, le Dragon ne comprenait pas pourquoi l’Ombre l’aidait, en proposant si peu. Une simple faveur à lui rendre en temps voulu, ceci paraissait presque dérisoire. Il y avait toutefois bien des raisons, et elle tâcha donc de les énumérer :
« La rivalité entre divinités n’est pas une faribole, Dagon. Elle existe bel et bien, que ce soit entre des Dieux mineurs, ou des Dieux majeurs. Et il est connu que je n’apprécie pas énormément les Dieux grecs. Pour moi, leur bêtise et leur arrogance, cette génération consanguine et folle, ont en partie contribué à l’avènement des monothéismes, à la montée du fanatisme religieux, et, en définitive, à la situation actuelle. Pour reprendre une image terrienne, si je peux mettre des bâtons dans les roues d’Aphrodite, je ne me gênerais pas. Mais, naturellement, il n’y a pas que ça... »
Il y avait d’autres raisons, et elle les expliqua. Dagon, à ses yeux, représentait un cobaye intéressant. Elle lui avoua sans ombrages ; une sorcière ne mentait que peu, et surtout pas Sha. Les sceaux qui bloquaient sa puissance étaient tout simplement fascinants, et, Sha, après tout, était une Déesse très liée à la magie. Avoir l’opportunité de s’exercer sur ce corps était une offre qu’elle ne pouvait décemment pas refuser. Et, outre ces deux raisons, il y en avait encore une autre...
« Je me sens proche de toi, Dagon. Une sorcière, comme un dragon, est une créature solitaire, indépendante, qui suit ses propres règles. Et on craint, apprécie, et redoute autant la sorcière que le dragon. Et puis... Une sorcière s’est toujours sacrifiée pour les autres, après tout. Tu trouves que mon offre est trop généreuse ? Je la trouve au contraire d’autant plus acceptable que tu sais que je n’y arriverai pas. Je ne pourrais que légèrement améliorer ta situation, peut-être même à te permettre de devenir un dragon, mais ta puissance ne sera qu’une poussière, par rapport à ton pouvoir réel. »
Tenant compte de tout cela, le prix apparaissait honnête à Sha. L’Ombre se redressa, s’extirpant de son fauteuil.
« Quant à te libérer... Oui, Dagon, ce sera douloureux... Je ne pourrais m’attaquer qu’à quelques sceaux, et chacun de ces sceaux à briser amènera nos esprits à se croiser, conduira nos cauchemars à se mélanger. Il faudra se battre dans ton esprit pour briser quelques-uns des sceaux, tandis que mes plus performantes sorcières veilleront sur nos corps entrelacés, afin d’accomplir un rituel ancestral qui sera indispensable, pour, non seulement permettre à nos esprits d’être connectés, mais également permettre à tes sceaux d’être brisés. »
Elle se rapprocha de lui, pour donner quelques précisions :
« Il faudra aller dans les profondeurs de ton esprit, dans cet inconscient, cette obscurité qui échappe à tout contrôle. Ceci nécessite un niveau magique de grand niveau, et présente de grands risques, au niveau de notre santé mentale. L’esprit, vois-tu, est comme une impénétrable forteresse dont les murs s’agrandissent, s’épaississent, se fortifient, plus on se rapproche du donjon. Il faudra relier nos esprits, les fusionner, pour que je puisse me perdre en toi, et parvenir à briser quelques-unes de ces murailles. »
Sha, naturellement, décrivait de manière très métaphorique l’esprit de Dagon. Elle ignorait à vrai dire totalement ce qu’elle trouverait à l’intérieur, et, s’il y avait bien des risques, ce serait avant tout pour Dagon. Il risquait gros, même avec l’aide de l’Ombre, car les sceaux étaient très puissants. Son esprit pouvait subir des dégâts irréversibles, se fracturer, se briser, se fragmenter. Tout en parlant, l’Ombre s’était maintenant rapprochée intimement de l’homme, son visage à quelques centimètres du sien.
« Et, pour fusionner nos esprits, il faut fusionner nos corps... Car l’âme et le corps sont des choses particulièrement proches. »
Au moment de l’extase, les défenses spirituelles se brisaient. Pas toutes, mais suffisamment pour que Sha parvienne à s’infiltrer. Les sorcières qui les entoureraient alors aideraient Sha à maintenir la connexion, à briser les sceaux, et à lui permettre de sortir.