Dans tous les sens du terme, venir à Nexus était toujours, pour Mélinda, une épreuve. Le voyage entre Nexus et Ashnard était en soi éprouvant, mais, même à Nexus, tout était difficile. La ville était immense, sombre, puante, et dans un état anarchique qui désolait l’Ashnardienne de souche. Elle qui aimait l’ordre et l’autorité se désolait de voir cette ville ravagée par la criminalité, par un paupérisme marquant, par la corruption des gardes, et par l’absence d’une réelle autorité légitime pour museler les trafics, comme c’était le cas dans l’Empire. Mélinda s’était rendue dans une auberge de luxe, avec ses gardes, se faisant passer pour une noble nexusienne, utilisant son identité d’emprunt qu’elle utilisait quand elle allait à Nexus : Claire Dehaene. Elle avait payé cher pour se forger cette fausse identité, utilisant, outre les moyens militaires ashnardiens, la corruption des fonctionnaires nexusiens pour obtenir cette identité fictive. Claire Dehaene était une riche noble venant des profondeurs de Nexus, une petite famille méconnue, qui évitait ainsi qu’on ne se pose trop de questions. Elle ne pouvait décemment pas, à Nexus, affirmer être Ashnardienne. On lisait dans toutes les rues des affiches critiquant les Ashnardiens, on entendait les détracteurs publics comparer les Ashnardiens à des «
démonistes sodomites scatophiles », des «
athées rejetant la foi au nom d’un despote ». Mélinda était horrifiée de l’état des rues de Nexus, de l’état de la ville. Elle était la plus grande ville du monde, un centre commercial important, mais dans un état de négligence avancé. Rien à voir avec les grandes rues ashnardiennes impeccables, où on voyait plus de gardes que de citoyens. Elle vit même des cadavres dans des charrettes allant vers les cimetières ou d’immenses fours crématoires. Les égouts étant généralement inondés, il se dégageait des rues une odeur de putréfaction prononcée, que ce soit à cause de la boue qui hantait les rues, la municipalité manquant de fonctionnaires et d’autorité pour envoyer des agents nettoyer, ou à cause de l’odeur des égouts qui remontait par les canalisations.
En bref, Mélinda était impatiente de retourner dans sa calèche pour retourner à Ashnard. Si elle était venue, ce n’était pas pour rien. Elle avait appris, grâce à ses informateurs, qu’un esclavagiste nexusien était récemment mort. Une «
mort naturelle », selon l’alchimiste qui avait pratiqué à l’autopsie, mais, quand on connaissait le taux de corruption de Nexus, on pouvait douter de la qualité de ce rapport. Toujours est-il que cet esclavagiste laissait derrière lui plus de cinq cent esclaves. Il faisait partie d’une espèce de confrérie d’esclavagistes, une guilde. C’était assez courant à Nexus, et, même à Ashnard, ce phénomène corporatiste existait, même s’il était atténué, l’État ashnardien étant fort. Mélinda faisait bien partie d’une guilde, mais cette dernière fonctionnait selon un régime juridique différent. Quoiqu’il en soit, la guilde avait récupéré tout un tas d’esclaves dans le cadre d’une succession houleuse et complexe, succession auquel l’État nexusien était intéressé, puisque la guilde devait s’acquitter de différentes taxes successorales. La guilde avait divisé les différents biens de Tyls l’esclavagiste en différents lots, les attribuant à chaque compagnon de la guilde. L’affaire était complexe, et plusieurs des esclavagistes avaient décidé de s’acquitter des taxes en refourguant les lots à la justice, qui organisait ainsi une vente aux enchères, les différents acteurs se partageant les gains.
C’était précisément là que Mélinda intervenait, sous les traits de Claire Dehaene. Se contemplant devant le miroir, elle but en fermant les yeux la potion de métamorphose qu’un alchimiste magicien avait confectionné pour elle, et fit une grimace. C’était assez douloureux, mais les transformations physiques ne tardèrent pas à apparaître dans sa chambre. Elle refoula un cri, et, quand elle rouvrit les yeux, Mélinda Warren avait disparu, laissant la place à Claire Dehaene. C’était un spectacle toujours aussi bouleversant, et elle fila sur sa tête la capuche bleue destinée à lui assurer la plus grande discrétion :
Claire Dehaene La potion ne durerait que quelques heures, mais ce serait amplement suffisant d’aller faire les emplettes. La place du marché grouillant de soldats, d’esclavagistes, et de nobles, il lui était impossible d’y aller en personne sans qu’on ne la remarque. Et finir dans les geôles nexusiennes ne l’intéressait nullement. Afin qu’il n’y ait aucun lien avec Mélinda, elle s’était également dotée d’une autre garde du corps que son habituel frère, Bran étant trop connu. Sa garde du corps était une belel femme au charme mystérieux, en raison du bandeau sur sa bouche, et qui venait de contrées orientales. Elle était l’une des esclaves de Mélinda depuis qu’elle avait deux ou trois ans, ce qui lui assurait son soutien. Elle s’appelait
Nikita, et était aussi belle que dangereuse. Tout comme Mélinda, elle manifesta sa surprise en voyant à quoi sa maîtresse ressemblait. Elle avait le teint pâle un peu plus prononcé, mais la potion avait changé sa taille, la forme de sa tête, et la couleur de ses yeux.
«
Y-Y allons-nous, Madame... ? -
Oui, souffla Claire.
Je ne voudrais pas faire attendre mes chers collègues... »
Ses cordes vocales avaient également changé, et les deux femmes sortirent. Claire portait une longue robe bleue à capuches, et Nikita menait la marche. Leur auberge étant directement à la place du marché, elles n’eurent pas trop à faire pour atteindre une grande estrade où des badauds étaient agglutinés. Il y avait de nombreux gardes, et le commissaire-priseur se tenait sur l’estrade, parlant à vive voix :
«
Approchez, approchez, braves gens ! Oyez, oyez ! La vente aux enchères va commencer ! »
D’un coup d’œil, Claire avisa les différents esclaves dans les cages. Ils étaient tous nus, paniqués pour la plupart, et elle sut déjà qu’elle n’allait pas en prendre énormément. Le commissaire-priseur commença tranquillement, en vendant un simple humain sans aucun charme physique particulier. Il fut adjugé à 1 200 pièces d’or, et on se tourna ensuite vers une petite neko terrorisée, qui refusait de sortir de la cage. Il fallait tirer sur sa laisse à plusieurs reprises, et elle se reçut un coup de pied douloureux dans les fesses, qui la fit pleurer. Ceci déclencha l’hilarité des badauds, Claire restant de marbre. Elle fut adjugée à 7 500 pièces d’or, Claire ayant hésité à enchérir, mais s’y étant refusée. Le commissaire-priseur se frottait les mains en récoltant les gains, pensant à toute la commission qu’il se ferait sur le pactole. La neko terrorisée fut tirée par un homme bourru, et pleura à nouveau. Son propriétaire pesta, et la gifla sèchement, lui intimant de «
la fermer ».
Outre les esclaves, on vendait aussi des biens, et Claire commença à se faire remarquer, en enchérissant sur une breloque. Un collier qu’elle acquit pour 250 pièces d’ors. Il s’agit d’une vente de biens, après tout, et, bien que les esclaves étaient la priorité, il y avait d’autres choses. Un troisième esclave fut vendu : un enfant terrorisé, qui allait probablement servir à assouvir quelques fantasmes pédophiles. Il fut ainsi acheté à un prix assez élevé pour un simple humain : 3 300 pièces d’ors.
Ce fut finalement le tour d’une Terranide assez particulière.
«
Mesdames et Messieurs, braves Nexusiens, annonça le commissaire-priseur de sa voix de stentor, aux anges,
j’ai maintenant l’immense joie de vous présenter l’un des clous de cette vente... Une Terranide qu’on confond souvent avec les anges à cause de ses ailes. Une Tori. Mise de départ : 5 000 pièces d’ors. »
Vu la mise de départ, elle allait effectivement rapporter gros. Les Terranides étaient généralement des nekos, voire des kitsune, mais, une Tori, ça, c’était nouveau... Claire sentit son intérêt monter, alors qu’on sortait la femme de sa cage, la mettant sur un tapis central, et la mettant dans une série de positions qui la choquèrent. Elle était déboussolée, ses lèvres tremblant, sur le point de pleurer. Il n’en fallait pas plus pour amuser le peuple.
«
Chiale, salope ! hurla quelqu’un.
-
Qu’on t’entende gueuler avant de te baiser ! »
Parmi la foule, il y avait des vagabonds, des vauriens. Il n’y avait que dans les contes que la populace était bonne et bien attentionnée. Les badauds qui étaient là étaient pauvres, misérables, en colère, et ce fut un jeune vagabond qui visa la tête de la femme avec une pomme pourrie. Il visa soigneusement, et la lança. La pomme fendit l’air, et s’écrasa, dans un
SPLOUITCH écœurant, sur la tête de la Terranide.
«
Attrapez-moi ce merdeux ! hurla le commissaire-priseur, alors que le vagabond se mettait à dét aler.
Empêchez cette merde de foutre le camp ! »
Un archer se tenant à proximité visa soigneusement, et décocha sa flèche. Le tir siffla, et se planta entre les omoplates du jeune garçon, faisant tomber sa bourse, révélant des pièces d’or qu’il avait volé chez les badauds. Perturber une vente aux esclaves était inacceptable, surtout quand on attaquait une si précieuse marchandise. Des serviteurs s’attelaient déjà à débarbouiller le visage de la pauvre Terranide. Chez Victor Hugo, la mort de Gavroche avait encouragé les loqueteux à se révolter. A Nexus, la mort de ce vagabond encouragea les badauds à le dépouiller, lui arrachant ses vêtements et ses pièces d’ors.
«
Un vrai cirque... » songea Claire en soupirant.
Personne n’allait pleurer la mort d’un vaurien, un va-nu-pieds qui volait les honnêtes travailleurs. Le commissaire-priseur tentait de se calmer en songeant au cliquètement des milliers de pièces d’ors, et la vente reprit.
«
5 500 ! -
6 000 ! -
7 000 ! -
8 500 ! -
9 700 ! -
10 000 ! »
En moins d’une minute, on avait atteint la somme symbolique à cinq chiffres, celle où les gens se calmaient, se réfrénaient, et réfléchissaient. Le commissaire-priseur laissa quelques secondes passer, et Claire parla alors :
«
15 000 pièces d’ors ! »
Il y eut quelques sifflements. Elle espérait que ce serait assez, mais le commissaire-priseur avait eu les nerfs mis à vif après l’épisode de la pomme. Il laissa donc plusieurs secondes passer, et ordonna qu’on retourne la Terranide, exposant ses belles fesses.
«
Allons, allons, voulez-vous vraiment vous passer d’un cul comme ça pour... Seulement 15 000 pièces d’ors ?! Messieurs, voyons ! »
Il leva une main, et claqua les fesses de la femme, les massant et les pétrissant.
«
Voyez donc comme ce cul est doux et souple ! Allons, allons ! Je vous rappelle qu’elle est vierge ! -
17 000 ! lança quelqu’un, qui avait une érection.
-
17 000 pour ce Monsieur ! -
20 000 ! » lâcha un autre.
Le commissaire-priseur était aux anges. Claire baissa les yeux, réfléchissant, tandis que le commissaire attendit quelques secondes. Elle lâcha ensuite :
«
30 000 pièces d’ors. »
Il y eut un bref sursaut, et le commissaire-priseur manqua en avaler sa salive. Il en aurait presque joui devant une telle somme. Claire avait croisé les yeux de la Terranide, ce qui l’avait convaincu. Personne ne surenchérit, et elle alla avec Nikita chercher sa nouvelle acquisition. Elle s’entretint brièvement avec le commissaire-priseur, et lui donna un petit papier permettant d’aller à la banque pour récupérer la somme. Elle signa le chèque, puis on lui tendit l’esclave, lui donnant son nom d’usage (Myriade), avec une fiche de suivi. Elle pouvait changer son nom, si elle le voulait. Claire tendit les différents papiers à Nikita, puis attrapa Myriade par la chaîne, et descendit de l’estrade, tandis que la vente, après quelques murmures, allait reprendre.
Restant à côté de l’estrade, Claire se retourna vers la Terranide, et se pencha vers elle, sortant un mouchoir, et s’en servit pour essuyer ses joues.
«
Bonjour, ma petite... Je suis ta nouvelle Maîtresse, lança Claire sur une voix douce.
Je te présenterai mon identité quand nous en aurons l’occasion, loin des oreilles indiscrètes, d’accord ? Et, hum, au fait... Tu as le droit de pleurer, si tu veux... Je ne t’en voudrais pas... »
Elle lui fit un sourire rassurant, se releva, et blottit le corps de Myriade contre le sien, caressant sa nuque. Entre-temps, le commissaire-priseur vendait des biens, dont, ce que Claire ne pouvait pas savoir, la couverture qu’elle avait utilisé.
«
Est-ce que tu veux récupérer des objets quelconques, ma petite Myriade ? Tu n’as qu’à me le dire, et je te les achèterai... »
Claire était pour le moment douce et gentille, car elle voulait mettre la petite Myriade en confiance.