Alice était aussi nerveuse qu’agitée aujourd’hui. Elle avait reçu un corbeau ce matin. Une missive personnelle, rien que pour elle ! C’était assez rare, et elle avait cru qu’il s’agirait initialement de sa femme. Cette dernière était partie en expédition militaire dans une région qui était en proie à des soulèvements intestinaux, à un commencement de guerre civile, et les dragonniers venaient pour soutenir le seigneur local. Sakura s’était portée volontaire, désireuse de faire ses preuves, et Tywill avait accepté. Ça lui ferait des vacances, disait-il. Mais Alice savait que, au fond de lui, Tywill n’était pas mécontent que cette Terramorphe soit la femme d’Alice, car elle était valeureuse, et, bien qu’elle soit une demi-portion, forte et puissante. Alice avait donc reçu une missive, mais elle n’émanait pas d’Alice, mais de quelqu’un d’autre... D’une femme un peu plus... Brusque. Le message était sibyllin, mais elle avait senti son cœur bondir dans sa poitrine en le lisant :
Je serais à Sylvandell dans une semaine, bouton d’or.
Il faut qu’on parle.
Ciri’
Alice avait senti un sourire rayonner sur son visage en lisant cette signature. Ciri...
Cirillia ! Elle allait revoir Ciri ! Elle allait revoir Ciri ! Elle... Elle allait revoir Ciri’ ?!
*
Catastrophe !*
Il était difficile pour Alice de déterminer ce qu’elle ressentait à l’égard de cette femme. Après avoir grièvement blessé l’un des dragons sacrés de Sylvandell, elle avait échappé de justesse à la mort. Tywill, le Roi, avait décidé de voir si Alice pouvait réussir à la fouetter à sang. Comme il s’attendait à ce qu’elle échoue, il se préparait donc à condamner cette dernière à un châtiment exemplaire et particulièrement douloureux, mais, à la surprise générale, le sang du dragon avait bouillonné dans les veines d’Alice, qui était ensuite intervenue lors du procès de Cirillia, réclamant, à l’aide de vieux usages coutumiers, droit de vie sur elle, car elle avait administré elle-même la punition pour son crime. Ce faisant, Cirillia était devenue son esclave... Mais ce n’était pas vraiment un esclave au sens classique du terme. Une véritable teigne, plutôt. Leur histoire avait été longue, mais, quand Ciri avait enfin eu l’occasion de partir sans crainte d’être capturée, elle l’avait saisi.
Depuis, Alice s’était mariée, avait conversé avec des esclavagistes, avait même eu de nouveaux esclaves, une dame dans ce qui serait un jour sa Cour, mais Cirillia n’était jamais revenue. Et elle n’avait jamais eu de nouvelles d’elle... Jusqu’à maintenant. La missive était datée, et, en toute logique, Ciri devait arriver... Demain ! Dans cette circonstance, on peut donc comprendre pourquoi Alice était mortellement nerveuse. Ciri avait voulu l’entraîner au maniement de l’épée. Qu’est-ce qu’elle lui dirait, lorsqu’elle verrait qu’Alice ne s’était pas du tout améliorée ?
*
Oh, et puis, qu’en ai-je à faire ? se sermonnait-elle.
Et qu’est-ce qu’elle me veut ? De quoi veut-elle me parler ?!*
Ainsi, lorsque les gardes de la
Griffe, ce dernier poste de garde avant d’entrer dans le Territoire des Dragons, surprirent un individu en train de s’approcher, la Princesse, elle, se tortillait dans son lit. Dans la Griffe, les gardes jouaient aux cartes, ou aux dés sur des tables, à la lueur de chandelles et de bougies. Le vent mugissait dehors. Les nuits sylvandines n’étaient rarement chaudes, même en cette période estivale.
«
Et un de six ! -
Trois de quatre ! -
Bingle ! » s’exclama l’un des gardes en riant.
C’était un jeu de dés assez complexe, qu’on appelait le
bingle. D’autres jouaient à des jeux plus connus, notamment du tarot. Sur une terrasse à côté du bâtiment principal, des arbalétriers veillaient, près d’un grand feu pour les réchauffer. Heureusement, c’était l’été, et il ne neigeait donc pas fortement. On voyait même les étoiles, mais, pour autant, il faisait assez froid. Ce fut l’un des arbalétriers qui aperçut l’homme. Il se leva rapidement, et prit un cor, soufflant dedans. Le son ne se fit entendre qu’au sein de la Griffe, et les gardes se ruèrent dehors, tandis que les arbalétriers pointaient leurs carreaux sur le torse de l’homme.
«
Arrête-toi immédiatement, le drôle ! -
Vous foulez un sol sacré ! »
Le mystérieux individu avançait lentement, comme s’il était fatigué. Les gardes avaient oublié leurs jeux pour sortir leurs armes, faisant preuve d’un plus grand professionnalisme que ceux de l’époque où Cirillia était passée par là. Certains gardes portaient des torches, mais les autres pointaient leurs armes... Jusqu’à ce que le mystérieux inconnu s’effondre mollement par terre. Une ruse ? Un arbalétrier visa soigneusement, et décocha un carreau, qui vint se planter à quelques centimètres de l’oreille gauche de l’homme, faisant voler un peu de poussière. Aucune réaction. Le sergent qui commandait l’unité fit signe à un homme d’aller tâter le pouls de l’individu.
«
Et si c’était une ruse, Mon... -
Ta gueule ! Avance, et fais ce que je te dis ! »
Le soldat bougonna, et obtempéra. Il s’approcha de l’homme évanoui, et lui tâta le pouls.
«
Son pouls est faible, Sergent, mais il respire ! » cria-t-il.
Le sergent hésita sur la conduite à tenir. Envoyer un cavalier au camp ? Ou balancer le vaurien dans le vide ? Le garde entreprit de le fouiller, mais ne trouva rien d’intéressant. Aucun papier d’identité. L’individu fut en revanche privé des quelques éventuelles armes qu’il aurait pu avoir, et le sergent ordonna qu’on attelle l’un des chevaux se situant dans une petite écurie à proximité. En définitive, il allait s’en tenir à ce que la procédure militaire prévoyait : établir un interrogatoire. En soi, se rendre dans le Territoire des Dragons quand on y était nullement assermenté était un sacrilège puni de la plus haute peine, mais il fallait encore en connaître les motifs. Si l’individu n’était pas au courant, il arrivait que la justice sylvandine soit plus clémente.
Le sergent s’approcha à son tour de l’homme, et constata qu’il n’avait pas l’air bien dangereux. Il ordonna alors qu’on prépare trois chevaux, et désigna trois cavaliers : un pour porter l’homme, deux pour les surveiller, et pouvoir ainsi, si jamais l’individu se révélait menaçant, le tuer sur place. On sangla l’homme au dos du cavalier de tête, et les trois chevaux partirent assez rapidement, le sergent et les gardes les regardant s’en aller.
Les cavaliers dévalèrent la pente assez rapidement, une pente qui longeait un précipice vertigineux et immense où apparaissait un bout du vaste lac de Sylvandell. Ils virent en premier les tours du Château royal, puis ce grand pont séparant le Château de la partie haute de la ville, et, enfin, la colonne verte qui indiquait la présence de la Cathédrale de Sylvandell, dont une colonne de fumée verdâtre s’en échappait perpétuellement. Les cavaliers se rendirent précisément vers la Cathédrale, car c’est dans l’une des parties de cette structure qu’on trouvait l’aile médicale.
Le personnel de garde dans la Cathédrale accepta la présence des cavaliers, et on déposa l’inconnu dans un lit d’hôpital. Deux des trois gardes retournèrent alors à la Griffe, tandis qu’un apothicaire se pencha sur le cas de l’homme.
«
Il est inconscient, énonça l’apothicaire comme une évidence,
mais je ne détecte aucune blessure grave. Sans doute un choc, ou quelque chose comme ça. Il se réveillera dans quelques heures. »
L’apothicaire lui fit boire quelques potions, consigna quelques notes sur un rapport, puis s’en alla. On laisse l’homme attaché au lit, dans une petite pièce aux murs nus, éclairée par quelques bougies.