La conversation se poursuivait, Chipp lui avouant que l’avenir n’était pas quelque chose qui l’intéressait pour le moment. Alice pouvait le comprendre, vu les circonstances, mais elle trouvait ça assez triste. Ne pas s’intéresser au futur, c’était vivre au jour le jour, comme une espèce d’animal qui ne penserait qu’à assouvir ses instincts et ses besoins primaires. Si les Dieux avaient permis à l’humanité et aux autres espèces conscientes d’avoir, justement, une conscience, et la capacité d’avoir des raisonnements poussés, c’était précisément pour qu’ils fassent autre chose de leur vie que simplement vivre au jour le jour. Alice avait pitié de tous ces hédonistes et ces épicuriens dont la philosophie de vie se résumait à s’abâtardir progressivement en ne songeant pas aux conséquences. Chacun devrait contribuer à la société, car, pour elle, c’est ainsi que l’humanité se concevait : un ensemble de tout collectifs dans lesquels les moi individuels devaient s’insérer, pour parvenir à former un tout unique. Ceci étant dit, elle ne pouvait pas spécialement reprocher à Chipp d’être déboussolé et perdu. Il était dans un monde différent du sien, si tant est qu’on accepte de croire à son histoire. Qu’Alice lui fasse confiance ne signifiait nullement que la Princesse le croyait. Il ne représentait pas une menace, parce que ce n’était pas crédible, mais il pouvait toujours mentir à lui-même.
Il fallait le pousser à bout, essayer de trouver les incohérences. C’était le problème de Mala, mais Alice savait que peu de gens lui viendraient en aide. Chipp ne semblait pas dérangé, mais simplement perturbé. Et, comme il n’avait pas la nationalité sylvandine, Sylvandell ne pouvait pas l’aider. Si Alice s’intéressait à lui, c’était avant tout pour avoir autre chose à penser que la venue imminente de Cirillia, pour s’occuper l’esprit... Assez égoïste, dans un sens, mais on ne pouvait pas non plus lui reprocher le contraire. Alice avait le cœur sur la main, sa femme le lui disait fréquemment, mais elle ne pouvait pas s’occuper de toute la misère du monde. Sa place dans Terra était de s’occuper d’un royaume, un petit royaume, mais qui, pour elle, signifiait tout. C’était amplement suffisant.
Chipp lui posa bien des questions, et Alice tenta d’y répondre calmement, le laissant parler, avant de répondre :
« J’ignore à quoi ressemblent les dragons de Nargareth. Et il serait bien trop long de vous parler en détail de ceux de Terra. Pour résumer, il existe de nombreux dragons différents, que ce soit par leur âge, la couleur de leurs écailles, ou leurs tailles. Les historiens spécialistes de la question établissent qu’il y a plusieurs générations de dragons. Les dragons les plus anciens, qu’on surnomme, selon les sources, ‘‘dragons primaires’’, ‘‘dragons fondamentaux’’, ou ‘‘dragons ancestraux’’, sont considérés comme les pères des dragons, voire même comme les pères de Terra. Plusieurs historiens considèrent en effet que les dragons ont façonné le monde. Ces dragons primaires ont disparu. On ignore s’ils sont morts, ou s’ils sont tout simplement... Au repos, quelque part dans les profondeurs de Terra. A la place, il reste de nombreux dragons, qui sont généralement hostiles et dangereux. Un dragon, toutefois, n’est pas une simple créature. Ils ont une conscience très développée, sont fiers, dangereux, et mésestiment l’humanité. »
C’était très succinct, mais Alice ne pouvait pas non plus s’étaler pendant des heures. Elle lui expliqua brièvement que la couleur des écailles permettait de déterminer la force et le rang d’un dragon. Les dragons verts étaient les dragons les plus courants et les moins dangereux. Les dragons noirs étaient, inversement, considérés comme les créatures les plus dangereuses de Terra. Et il existait également les dragons dorés. Ceci amena Alice à parler de Sylvandell, et du culte que le royaume vouait à un dragon, le « Patriarche », ou « dragon d’Or ». Il était le plus vieux dragon de la région.
« Sylvandell a été fondée par Erwan Korvander, et ce dernier a pu fonder le royaume en créant un pacte entre lui et le dragon d’Or. En vertu de ce pacte, les Sylvandins peuvent chevaucher les dragons dorés qui l’acceptent, et utiliser les ressources de la chaîne. Sylvandell a été bâtie à proximité du Territoire des Dragons, et, à chaque fois qu’un Korvander naît, il doit renouer ce pacte ancestral. Le dragon d’Or ne reconnaît qu’un seul Korvander, et le fait en fonction de la qualité du sang royal des Korvander. C’est ce qui explique pourquoi Erwan a prescrit d’éviter d’avoir trop d’héritiers, afin de ne pas détériorer la qualité du sang des Korvander, et afin d’éviter des querelles successorales. Tywill Korvander est mon Père, et, il y a de cela de nombreux mois, le dragon d’Or m’a reconnu comme son héritier. Je serais appelée à devenir Reine de Sylvandell lorsque mon père ne sera plus en état d’assurer ses fonctions. »
Elle avoua cela avec le cœur lourd. La perspective de devenir un jour la Reine de Sylvandell la rendait folle d’anxiété. Comment succéder à quelqu’un comme Tywill, quand on était son exact opposé ? C’était une question à laquelle la petite Princesse n’avait pas la réponse, et, même si elle s’affirmait face à son père, il y avait encore bien du boulot à accomplir. Secouant la tête, elle préféra passer à autre chose, continuant à éclairer la lanterne de Chipp. Elle le mit juste avant en garde : s’il s’attaquait à l’un des dragons de Sylvandell, il risquait gros. Ces animaux étaient sacrés au sein du royaume.
« Un hélicoptère est un appareil qui vole dans le ciel. Son mécanisme est assez complexe, mais il utilise des hélices pour flotter dans les airs. Pour le reste... La disparité technologique entre Tekhos et le reste du monde a bien des explications. »
Là encore, ce serait un sujet assez long. Tekhos avait, de manière générale, préféré se tourner vers les sciences plutôt que vers la magie, et avait bénéficié de génies scientifiques, tout en évitant de sombrer dans une période d’obscurantisme religieux. Le rapport entre religion et recherche scientifique était intéressant, et avait, pendant des siècles, retardé le progrès scientifique, que ce soit sur Nexus, ou sur Ashnard. La religion fonctionnait en effet sur une approche dogmatique. Impossible d’avancer dans la religion ; on ne faisait qu’interpréter des règles indérogeables, car présumées divines. On ne pouvait pas critiquer le dogme, simplement l’admettre comme la vérité incontestable. Inversement, la démarche scientifique était une perpétuelle remise en cause des connaissances acquises, une critique permanente et constructive. Tekhos avait suivi cette voie, là où Nexus et l’Empire s’étaient fiés aux prêtres et aux croyants. A Tekhos, l’Ordre Immaculé avait été clairement restreint à certaines activités spirituelles, et bien moins influent que par ailleurs. Cet écart technologique considérable n’était pas particulièrement surprenant. A plus petite échelle, il existait aussi, sur Terre, des peuplades qui vivaient encore à l’âge de pierre, chassaient avec des lances, et ignoraient tout des apports technologiques du dernier siècle. Sur Terre toujours, il avait fallu seulement un ou deux siècles pour que la technologie explose, alors que, pendant des siècles et des siècles, les progrès scientifiques avaient été bien plus lents.
Alice expliqua tout cela à Chipp. C’était assez complexe à comprendre, mais fondé et logique. C’était la raison principalement avancée et reconnue pour justifier cet écart assez fort.
« Quant à la guerre... Elle dure maintenant depuis des années, et, bien que les deux camps s’en rejettent la responsabilité, elle a été démarrée par les Ashnardiens. »
Nexus s’était toujours vanté d’être un rempart contre l’agresseur ashnardien, cet envahisseur sauvage qui massacrait des civilisations entières, asservissait des populations, et avait des milliers d’esclaves pour entretenir une machine de guerre invincible et irrépressible. Là encore, les raisons de la guerre auraient mis des heures, et Alice alla donc à l’essentiel. L’Empire d’Ashnard était un Empire militaire, agressif, qui vivait dans des terres hostiles et peu fertiles. La mentalité des Ashnardiens était de tout conquérir, et, depuis des siècles, l’Empire grossissait ainsi, s’étendant, balayant les royaumes voisins, les annexant... Sylvandell avait suivi la marche. Le royaume était jadis adversaire de l’Empire, avant de l’avoir rejoint, et d’être l’un de ses plus actifs soutiens militaires, en raison de ses dragons, qui apportaient un avantage militaire décisif.
« Les méthodes de l’Empire sont peu honorables, mais, sr le long terme, on estime qu’elles sont bénéfiques pour les populations asservies. Bien des royaumes étrangers ont des coutumes et des pratiques que l’Empire a du combattre et condamner : l’excision, les sacrifices rituels, le cannibalisme, etc... L’Empire envahit bien des États, les détruit, mais les reconstruit ensuite, et les améliore. Contrairement à ce que soutient la propagande nexusienne, si on se contentait uniquement de tout raser, personne ne pourrait entretenir la machine de guerre ashnardienne. Terra est un monde hostile, dangereux, un monde de loups. On peut trouver les méthodes de l’Empire brutales et injustes, mais elles sont nécessaires... Et, de toute manière, les Nexusiens ne sont pas franchement mieux. »
La guerre n’avait pas éclaté du jour au lendemain. Les problèmes avaient commencé bien avant que l’Empire n’aille attaquer un royaume sous protectorat nexusien, déclenchant ainsi officiellement les hostilités. Elle avait commencé dans les négociations, elle avait commencé quand les soldats ashnardiens s’approchaient, que les Nexusiens soupçonnaient des espions ashnardiens, que les ambassades avaient été fermées, que la voie diplomatique avait échoué. Les réunions et négociations avaient toutes échoué. L’Empire voulait que Nexus accepte de former avec Ashanrd une organisation internationale pour unir leurs forces contre la menace tekhane. Officiellement, d moins, car les termes du traité offraient intelligemment à Ashnard un pouvoir important. Les juristes nexusiens avaient interprété ce « torchon » comme une « capitulation sans panache ». Il y avait eu des avenants, des modifications, mais le ton continuait à monter. On repérait des espions dans les deux camps, et les crieurs publics s’emportaient pour dénoncer les uns comme les autres. La guerre avait fini par éclater.
L’Empire avait lancé de grandes offensives, mais elles n’avaient jamais réussi à percer. Puissance économique, Nexus parvenait constamment à embaucher des troupes, à réparer ses surpuissants forts, et à repousser les hordes ashnardiennes. Nénamoins, la victoire de l’Empire semblait de plus en plus assurée, car on avait rouvert la diplomatie, afin d’inviter Nexus à se rendre. La révolution qi éclatait à Nexus affaiblissait énormément le régime, donnant lieu à des traîtres partout. Alice expliqua à Chipp que la reine actuelle était trop jeune pour diriger, et que ses conseillers étaient tous des escrocs, des traîtres, des bonimenteurs, et que la révolution nexusienne était un mensonge, une illusion financée par des opposants politiques. Nexus était rongée par la corruption et par l’affaiblissement du sentiment patriotique, qui amenait les nobles à se sentir de plus en plus individualistes. Difficile d’avoir foi envers une Reine qui préférait jouer à la poupée que d’écouter les doléances du peuple.
« Tout cela est très sommaire, nuança Alice. La situation de l’Empire n’est pas rose non plus, et je vous ai à peine parlé des Formiens. »
Il y avait tant à dire, tant qu’elle avait omis... L’Empereur fou, la guerre civile, les problèmes intérieurs... Il restait beaucoup à dire, mais, si Alic edevait le faire, elle y passerait des heures.
« Mais assez parlé de Terra... Parlez-moi de Nargareth, de vous, de votre place au sein de votre État, de ce dernier... Je suis sûre que vous pouvez me dire plus sur Nargareth que simplement mentionner le nombre de ses satellites naturels, n’est-ce pas ? »
Elle avait posé cette question avec un léger sourire. A Chipp, maintenant, de satisfaire sa curiosité !