Hokito me brandissait sa bouteille de bière sous le nez avec une espèce de fougue joyeuse et puérile, puis la ramena à lui, la finit presque et l’envoya s’éclater contre une poubelle. Assez étrange comme bougre, mais grand, dissuasif, et pas toujours insupportable. Il rota et moi, pas franchement intéressé par l’odeur proposée, je retins ma respiration le temps qu’on fasse quelques mètres.
– Dis Dayinski, comment qu’on peut t’appeler ?
– Plaît-il ?
– Est-ce qu’il faut garder Dayinski ou est-ce qu’on peut te trouver un nom plus affectueux ? Du genre Alex ? Ma Couille ? Ruskov ? Biftonman ?
– Biftonman ? C’est comme ça que vous m’appelez derrière mon dos ?
– Nooooon ! Et puis même, à choisir mieux vaut pour toi que ça soit par devant et affectueux que par derrière et méchant.
– Dayinski c’est très bien.
– Ouais. Super. Fier de son blaze hein ? Fier de sa haute naissance ?
Pas vraiment, du moins pour la deuxième partie. Dayinski ça sonnait russe dans un pays japanophone, ça faisait tropical. Ma Couille faisait vulgaire, Ruskov faisait cliché, Biftonman faisait… Non, pas de Biftonman. C’était exactement ce que j’étais, un gars qui sortait les billets pour un oui ou pour un non, pour convaincre les gens de se mettre dans mon sillage. Une méthode parfaitement mesquine mais qui fonctionnait assez bien, Hokito en était la preuve vivante. Mais il ne fallait pas répondre un truc pareil, pas à quelqu’un comme lui.
– Disons qu’un nom, ça sert à être porté.
– Ouais, si tu veux. Rien t’empêche d’en avoir plusieurs moi je dis.
– J’en ai plusieurs.
Pourquoi je répondais ça moi ? Heureusement, il ne répondit pas tout de suite.
– Alexeï et Dayinsky. Et peut-être Biftonman derrière mon dos.
Ca le fit marrer, d’une façon qui avait tout d’une confirmation de mes doutes. Ou peut-être était-il simplement joyeux, et moi parano.
Ce fut à peu près à ce stade-là qu’on la croisa, la fille en bleue, habillée comme une noblionne de la vieille époque. Elle était de dos, ne devait pas nous avoir vus, et avançait d’une démarche légère au travers de ce quartier lugubre. De sa chevelure suintaient quelques gouttelettes d’un liquide rouge sang. Le sang de qui ? De quelqu’un, c’était à craindre.
– La vache ! Je t’avais prévenu, le quartier de la toussaint, c’est tout plein de maboules flippants ! Allez, c’est l’heure de partir.
Alors qu’il tournait talon je sortais un billet de 5000 yens dans un bruissement reconnaissable entre tous. Il s’arrêta, se retourna, tendit le bras pour pincer le papier entre ses doigts mais ne pinça guère que l’air. Le billet était maintenant mal planqué derrière ma tempe, tel qu’il ne devait plus en voir que le chiffre. Je lui souriais d’un air malicieux.
– J’ai très envie de la suivre, pas toi ?
Un moment il hésita, puis il me planta, effaçant sitôt mon rictus. La prudence m’aurait fait l’imiter mais, cette fois-ci, pas moyen. Je la suivis, plus ou moins conscient de ne pas être expert de la dissimulation, et de suivre ce qui évoquait assez nettement les vampires ou tout du moins quelque chose de morbide. Dans le meilleur des cas ce n’était qu’une sorte de gothisme moderne, et j’allais tomber sur un comité clandestin de faux vampires, qui se passeraient du death metal dans les oreilles toute la soirée en buvant du sang de lapin épaissi à l’acide. Etait-ce ce que je voulais, ce meilleur des cas ?
La filature s’interrompit dans un bout de ruelle coupe-gorge, où clopait un grand gars en treillis et tatouage, du genre pas très commode. Du genre à exciter les filles pas net, même si l’assortiment de ces deux personnages me semblait pour le moins… original, les militaires n’ayant pas pour réputation de copiner beaucoup avec gothiques et costplayers, et autres « décadents modernes ». Elle n’en posa pas moins ses lèvres sur sa joue. Le militaire se retournait, je me plaquais contre le mur, vis l’effroi dans l’œil de l’homme.
- Vous savez mon petit monsieur, ma déesse à dut me régénérer pour vous retrouver. J’ai eut du mal à me remettre ce que vous m’avez fait. Violée puis tuée… Quelle dommage n’est-ce pas ? C’est la vie ! Et la votre surtout. ♥
Il y-eut une lueur, un reflet dans la lame d’un couteau, qui balaya la surface de la gorge de l’homme. Qui s’ouvrit, dévoila une giclure de sang partie gorger un peu plus la chevelure de la femme. Mon cœur pulsa, si fort qu’il me fit sursauter, que mon sang ne fit qu’un tour, ou un peu plus. Ce que je pensais ? Rien, je me le rappelle. Pour qui de moi, d’elle ou de lui avait-il frappé si fort ? Mon regard basculait de l’un à l’autre, de la victime et du bourreau, avec pour l’un ce qui devait être de l’empathie, pour l’autre de la pure contemplation. Ce n’était pas pour le sang qui valsait au gré des coups de lames non, ou pas tellement. Quand ça se calma, la première pensée qui me parvint fut «Qu’est-ce que ça lui a fait ? ». Je songeais d’elle cette fois.
Puis je repris conscience de ma propre existence en ce bas monde, et de ma cache absolument dérisoire. En fait de cache c’était un coin ombragée, où se reflétaient assez bien tout ce qui était clair : peau, chemise… Si elle se retournait elle me grillerait, et si elle ne se tournait pas... Non, il fallait qu’elle se tourne.
– Violée et tuée ? Cela fait deux donnés pour un seul rendu si je ne m'abuse.
Vraiment, j’avais ouvert ma gueule.