« C’est injuste ! C’est scandaleux, même ! Nous n’en resterons pas ainsi, nous...
- Il suffit ! Silence ! »
Le représentant des Dishmore serra les lèvres en voyant les gardes. Menaçants, ces derniers se rapprochaient de lui, comme pour l’inviter à protester encore à vive voix. Le fermier hésita. Il était bien bâti, mais, face aux gardes royaux en armure, ses poings ne lui seraient d’aucune aide. Lentement, il jugea, tour à tour, chacun des gardes, puis darda à nouveau son regard vers Alice. Cette dernière portait une délicate robe blanche avec un petit diadème sur sa tête. Sa croix dragonique était largement visible, glissant entre ses seins, retenue par un collier aux perles en argent. Ses fesses posées sur de confortables coussins, la Princesse siégeait, recueillant les doléances de ses sujets, mais rendant aussi la justice, quand son rôle, en vertu de la Constitution royale, l’exigeait.
« Je daigne rappeler à notre sujet qu’il lui est autorisé, dans un délai d’un mois à compter du prononcé de la décision, de la contester.
- Et comment que je vais la contester ! riposta ce dernier. Je suis ruiné !
- Nous avons analysé votre situation financière, répliqua la Princesse.
- Alors, levez l’amende !
- Silence, manant ! s’exclama un garde en empoignant le fermier. L’audience est terminée !
- Je n’ai pas les moyens de payer mes dettes, et encore moins d’engager un avocat. Je vous conjure de m’accorder grâce ! Je suis ruiné ! » répéta-t-il, paniqué.
Alice fit la moue. Mentait-il ? Était-il honnête ? Impossible de le savoir... Quand on rendait la justice, il fallait avant tout s’appuyer sur les preuves. Et, malheureusement, les preuves n’étaient pas en faveur de la famille Dishmore. Ces agriculteurs avaient des plantations dans une plaine. Or, ils faisaient face à des dettes de plus en plus lourdes, et avaient de plus en plus de mal à les honorer. Ils avaient surtout des potagers, et, récemment, le cours des betteraves, des salades, et des carottes, s’était effondré. Une récente guerre civile dans l’un des principaux oasis ashnardiens, qui fournissaient notamment le royaume en légumes, avait conduit à une chute brutale de l’offre. Le prix des légumes avait donc explosé, les consommateurs étaient plus hésitants à en acheter, et les Dishmore, dont la situation financière n’était déjà pas brillante, s’était effondrer. Le dossier, Alice l’avait étudié. Ils avaient hypothéqué leur propriété, vendu de nombreux biens, mais les créanciers s’acharnaient sur eux comme des vautours, chacun voulant sa part du gâteau avant la liquidation totale des biens.
Aldus Dishmore était alors rentré au bercail. Aldus était une grosse tête, un petit génie qui avait été à l’académie juridique d’Ashnard. Il en était ressorti bradé de diplômes, et avait passé une longue soirée avec les Dishmore. Il leur avait dit que le grand-père Dishmore avait jadis souscrit à un contrat d’assurance en cas de sinistre accidentel pour les plantations. Or, depuis le temps que la famille payait, une véritable fortune les attendrait. Aldus y avait longuement réfléchi. Il leur avait dit que la guerre civile se terminerait bientôt, et que le cours des légumes reviendrait à la normale, juste le temps que les cultures repoussent. Si les plantations brûlaient par accident, la compagnie d’assurance redonnerait aux Dishmore amplement de quoi se ressourcer. Restait encore à maquiller ça en accident... Or, à Sylvandell, le moyen le plus simple de faire croire à un incendie volontaire était de mettre en cause les dragons. Lors de la saison des amours, ces derniers volaient bas, et les « jeunes » dragons, soit ceux qui commençaient à voler, impressionnait les dragonnes en crachant du feu aussi loin que possible.
Les Dishmore avait donc mis le feu à leurs cultures, et avaient invoqué un dragon. Impossible d’interroger un dragon, l’affaire semblait parfaite. Malheureusement pour eux, la compagnie d’assurances n’était pas complètement dupe, et avait dépêché sur place des experts, à savoir, en la matière, un pyromancien. Inspectant les cultures brûlées, ce dernier avait déterminé que le feu n’était pas venu du haut, mais du bas. Il avait également déterminé, en tenant compte de l’état de combustion, de la dispersion des braises, que les feux avaient commencé au centre, et non sur les rebords. Or, quand un dragon crachait du feu, il le faisait souvent depuis les rebords, le feu se répandant ensuite avec les ailes du dragon. L’expert avait donc conclu son rapport de manière très négative, et la compagnie avait alors refusé de donner aux Dishmore leur prime. Ces derniers avaient contesté, et avaient demandé à Aldus de les aider. Il s’était malheureusement avéré que le jeune juriste de bon conseil n’était pas avocat, mais toujours étudiant. Il n’avait aucune autorité pour représenter les Dishmore. La compagnie avait alors assigné en justice les Dishmore pour fraude à l’assurance. En vertu des règles légales classiques, l’assignation avait eu lieu devant le tribunal territoire compétent, soit celui de Sylvandell, qui était compétent, tant d’un point de vue matériel, que territorial. Les Dishmore avaient souhaité une procédure rapide, excluant l’intervention d’un avocat, et cette procédure incluait de passer devant le Roi de Sylvandell, qui, en vertu de la Constitution, disposait de prérogatives judiciaires.
Tywill, le Roi de Sylvandell, étant absent, c’était Alice qui avait jugé à sa place. Ses conseillers judiciaires l’avaient naturellement aidé. Le rapport d’expertise du pyromancien était confondant, et l’était d’autant plus qu’aucun autre feu de broussaille n’avait été détecté dans la région le soir où les Dishmore avaient indiqué un incendie. Or, la loi était formelle. Alice n’avait pu que rejeter les demandes des Dishmore, et condamner ces derniers. Elle avait tenu compte du fait qu’ils n’avaient encore aucune infraction pour prononcer une amende avec sursis, tout en rejetant l’octroi de dommages-intérêts pour le compte de la compagnie, eu égard à la situation financière précaire des Dishmore, mais, malgré tout, ils avaient été astreints aux frais de justice, à l’exclusion des frais irrépétibles.
La Princesse pouvait donc amplement comprendre la colère des Dishmore, mais la loi était la loi. Et ce même quand elle laissait dans la bouche un amer-goût d’injustice. La colère de Dishmore s’écroula bien vite, et elle lut dans ses yeux une détresse sans nom. Aldus avait du le lui dire. La pauvreté n’était pas bien vue à Ashnard, car elle incluait généralement le vagabondage. Or, le vagabondage était une infraction. La seule façon d’en échapper était de mettre son corps en vente, et c’était sans doute cette hypothèse qui devait traverser l’esprit du fermier.
*Il vendra probablement ses filles... Si elles sont vierges, il pourra en tirer un bon prix. Et, en espérant que le cours des légumes remonte vite, peut-être pourra-t-il les racheter. Malheureusement, je ne peux rien faire...*
Sylvandell avait alloué des subventions aux Dishmore, mais, maintenant que ces derniers avaient été condamnés, le royaume se devait de les retirer. Il serait malvenu qu’on donne de l’argent à des délinquants. L’Empire d’Ashnard était impitoyable. On fit sortir Dishmore, et Alice soupira lentement, fermant les yeux. Le courtier d’assurance dépêché pour représenter les intérêts de sa compagnie était également sorti, visiblement rassuré.
*Il a de quoi l’être... Ces vampires ont sucé son fric jusqu’à la moelle, et continueront encore...*
Soupirant à nouveau, elle lâcha alors :
« Affaire suivante ! »
Tout, sauf penser aux Dishmore, et aux choix que ces derniers allaient devoir faire. L’un des assistants de l’huissier souffla dans une trompette pour annoncer la nouvelle audience.
« Mademoiselle Hannah vient officiellement d'arriver » lâcha-t-il de sa voix de stentor.
L’huissier, qui était assis derrière Alice, se leva immédiatement. Il déposa entre les mains d’Alice un épais dossier vert, et s’approcha d’Hannah, lui faisant signer un papier attestant qu’elle s’était bien présentée à l’audience. A Sylvandell, on était plus procédurier que ce qu’on pouvait penser. La Princesse essaya de se plonger dans le nouveau dossier, et ouvrit pensivement son contenu, voyant une série de documents. Hannah, une Terranide, se mit alors à s’avancer, suivie de deux belles femmes. Leurs tenues affriolantes attirèrent brièvement l’attention d’Alice. L’une des deux femmes accompagnatrices avait une poitrine bien développée, et l’autre était une délicate neko. Les yeux de la Princesse oscillaient entre Hannah et le dossier ouvert sur ses genoux.
« Salutation noble princesse de la famille des Korvander, je suppose que vous savez ce qui m'amene à vous, n'est-ce pas ? »
Alice ne répondit pas sur le coup, et tourna plusieurs pages, consultant les missives.
« La Cour vous souhaite la bienvenue, Hannah, finit-elle par répondre. Nous avons ici copie des lettres que vous vous avez envoyé, et dans lesquelles vous sollicitez une audience pour discuter d’un éventuel achat d’esclaves. Malheureusement... »
Et, tout en parlant, la Princesse feuilletait les missives. Hannah avait une belle écriture ronde, à moins que ça ne soit l’une de ses esclaves qui écrive. Dans un coin, un greffier écrivait rapidement, prenant le compte-rendu de la séance. Alice était pour l’heure bien trop absorbée et concentrée pour ressentir les phéromones de la Terranide, même si, sans pouvoir se l’expliquer, la présence de cette dernière la soulageait... Sans doute parce qu’il ne s’agissait pas d’un de ses sujets qui allait bientôt avoir un avis d’expulsion aux fesses. Sans doute... De quoi aurait-il pu s’agir d’autres, après tout ?
« Malheureusement... reprit-elle lentement, il n’a été fait nulle mention dans vos lettres d’une demande précise. De même, vos motivations nous ont semblé... Obscures. D’après ce que vous avez écrit, vous désirez obtenir des esclaves pour, et je cite, ‘‘insuffler un nouveau souffle à la vie de votre harem’’. J’en ai déduit que ce dernier ne doit pas se porter très bien... Avant d’aller plus loin, la Cour aimerait donc en savoir un peu plus sur les raisons vous ayant amené à solliciter avec nous un contrat d’exploitation sur nos esclaves. »