Dans l'immensité du Pohjola se perdait une unique diligence, de bois d'ébène et aux liserais d'or. De longs châles d'un blanc diaphane pendaient aux fenêtres, bercés par le vent froid de ces terres désolées. Les roues tournaient dans le vide alors que le véhicule flottait dans les airs. On pouvait presque deviner le chahut des cerclages métalliques rencontrant les cahots d'une imaginaire route. L'attelage se composait de deux bêtes de ténèbres, aux yeux verdoyants d'une énergie intarissable, et tractaient le sombre corbillard en direction de la grande cité royale. La voiture allait à vive allure, parcourant l'absolue merveille que représentaient ces terres aux yeux de l'unique passager.
Le froid, les ombres, le givre, le vent... Rien qui puisse déplaire à cet homme, si toutefois l'on pouvait le nommer ainsi, qui revenait sur ses pas après des siècles d'absence. Dans le lointain, les murmures lui soufflaient un nom aux oreilles. Plongé dans une intense focalisation, il tentait de garder son calme alors que ce nom vibrait par tous les pores de sa peau, comme s'il avait désiré, à cet instant, le hurler sur le toit du monde, de toute la puissance de sa profonde voix.
Ses paupières s'ouvrirent, chassant du même coup ces voix qui le hantaient. Il jeta un regard plein de certitudes sur l'horizon, où le soleil se couchait derrière d'absurdes formes d'une architecture torturée et illogique.
A perte de vue, ces étendues désolées s'étalaient par delà les horizons et jusqu'aux portes de l'immortelle citadelle. Ce spectacle, effroyable et fantastique à la fois, était en perpétuelle évolution. Les âmes défuntes des faibles s'y égaraient un jour où l'autre. Mais ce n'est pas du tout ce à quoi pensait Svart, alors qu'il contemplait l'illustre domaine de celle qui osait se considérer comme sa femme. Il sourit bestialement à cette pensée. Peut-être lui ferait-elle bon accueil. Svart serra les mâchoires sous l'élargissement de son sourire quand son esprit lui rappela, l'espace d'un flash, l'élégante chute de reins habillée de tatouages de la déesse.
Ou peut être enverrait-elle les loyales âmes de ses serviteurs le réduire en cendres. Après tout, cela paraîtrait possible... Mais au fond de lui, il ne savait quoi penser. Jamais il n'aurait mis en doute sa propre décision - revenir chez elle - mais à vrai dire, cette diablesse était peut être l'une de ses rares créatures à pouvoir semer le trouble et la confusion dans son esprit tourmenté. Le Seigneur des Tourments, pris à son propre jeu par une demoiselle ! De haute lignée fusse-t-elle, et toute déesse fusse-t-elle, jamais Svart n'aurait reconnu une telle chose... En public. Il se surprit lui-même à chercher quels allaient être ses premiers mots. Ne pouvait-il pas simplement être naturel ? Cela risquait fort d'être compromis une fois qu'elle se tiendrait face à lui. Le Seigneur de la Tentation, pris d'anxiété ? Absolument improbable.
Il avait a peine remarqué que les portes avaient déjà été franchies et que dehors, l'on semblait l'attendre. La porte de la lugubre diligence s'ouvrit sur une foule l'auscultant étrangement dès ses premiers pas à l’extérieur. Et bien, c'est vrai qu'il était particulièrement peu présentable, et qu'on s'apprêtait probablement à l'accompagner au palais. Mais un Démon tel que lui n'a que faire des apparences physiques, et aussi chaotique que puisse être son look, il représentait bien la personnalité du porteur. En réalité cela lui donnait un côté très décalé, très "bad, bad boy", et cela pouvait effectivement choquer les regards de cette populace qui s'attendait probablement à recevoir l'amant de leur reine.
Sans se préoccuper de ce que l'on pensait ou disait de lui en cet instant, il s'engagea dans le haut escalier menant au palais d'un pas téméraire et catégorique, alors que son immense manteau de vieux cuir, classieux et abîmé, traînait au sol. Ses cheveux étaient lâchés jusqu'au bas de son dos, et la brise lui dégageait le visage alors qu'il gravissait sans plus attendre les innombrables marches, finement couvertes de givre, du palais royal. Les serviteurs lui avaient emboîté le pas sans mot dire, et en haut des marches, les immenses portes s'ouvrirent devant Svart, qui rentra dans la place comme un capitaine dans une forteresse. Les serviteurs le devancèrent alors qu'il s'arrêtait quelques instants, le temps de profiter du calme des lieux, et de la sérénité qui l'accompagnait. Il se sentait soudain d'humeur à ripailler. Cela ne conviendrait sûrement pas à la réception qui lui était réservée... Mais tant pis.
Alors, l'une des suivantes lui adressa un sourire avant de prendre la parole, en lui indiquant une porte bien en évidence dans ce dédale.
- Elle vous attends.- J’espère bien.
Et, sans un regard, il s'engagea dans le corridor. Au pied de la porte, il expira le plus silencieusement possible. Il pouvait la sentir, là, tout près, séparée de lui par les battants de cette misérable porte. Il ferma les paupières, laissant ses bras aller le long de son corps. Sans même y penser, la porte lui faisant face s'ouvrit, dans l'absence totale de bruit. Yeux fermés, il s'engagea dans la chambre. Il entrait en Enfer, tellement semblait-il qu'il y faisait chaud. Les odeurs d'onguents, de parfums et des corps tièdes lui montèrent aux narines, l'emplissant de sensations exaltées, et son être se mit à vivre l'environnement qui l'entourait. La résonance magique pulsait de son corps, relevant les moindres détails de la pièce. C'est ainsi, yeux clos, qu'il la "vit" la première fois depuis des siècles. S'il avait eu un souffle, celui-ci aurait été coupé instantanément. Elle se tenait debout, à quelques enjambées. Elle lui tournait le dos, le regard rivé par delà les étendues que lui offrait l'étrange fenêtre oculaire.
Frémissant d'envies le tiraillant de toutes parts, Svart s'efforça de garder les paupières closes, et, le plus serein qu'il pût, fit un pas vers elle, toujours dans l'absence de son la plus totale. Il pressentait qu'elle le savait ici, là et tout de suite, mais il se plaisait à penser qu'elle n'agirait pas avant qu'il ne se soit lui-même manifesté. Les femmes ont horreur de faire le premier pas. Alors il continua. Dans une lenteur d'éternité, il combla pas à pas l'espace qui les séparait. Ses yeux ne s'étaient pas rouverts. Il se pencha très légèrement par dessus son épaule, en prenant soin de ne pas révéler malencontreusement sa présence. Malgré son regard plongé dans l'obscurité de ses paupières, Svart dévorait la scène qui brûlait, telle mille feux, si près de lui et si loin à la fois. Seules les sensations qui s'éveillaient en lui suffisaient à le faire voir comme en plein jour. Le parfum de son cou le narguait, la chaleur de sa peau le consumait littéralement, il pouvait entendre le son de l'un de ses cheveux sur l'autre, le frottement du tissus sur son nombril, alors qu'elle restait immobile, le rythme de sa respiration... Se contrôler à ce moment précis fut, sans nul doute, l'épreuve la plus insurmontable qu'il s'était imposé jusqu'alors.
Mais, avec la même lenteur, et conservant ses paupières fermées, il fit deux pas en arrière, sans un bruit, mit un genoux à terre, une main dans le dos, le visage tourné vers le sol, et prit une profonde inspiration. Sa voix fut des plus profondes lorsqu'il laissa échapper ses quelques mots.
- Ma Dame... Si l'Inimaginable devait porter un nom... Ce serait assurément le vôtre.Svart crut alors apercevoir l’entièreté de son existence défiler devant lui lorsqu'elle répondit enfin.