Ce fut dans un long silence que Mélinda écouta les explications d’Akira. Sa fille ne tarda pas à se lancer, tandis que le chat de Mélinda allait la voir, se frottant aux jambes de sa fille pour exiger des caresses. Et sa fille parlait. Visiblement, elle était aussi bavarde que sa mère. Ça promettait de longues soirées. Sans rien dire, Mélinda l’écoutait. Elle commença par parler de Kaori, ce qui surprit un peu Mélinda. La lycéenne lui avait certes parlé d’Akira, mais pas du point où elles étaient proches. Elle ne dit rien, ne voulant pas l’interrompre, ressassant les différentes informations qu’elle réutiliserait ensuite. Le discours d’Akira pouvait ainsi se découper en plusieurs parties : Kaori, sa vie dans une espèce de clan de guerriers fanatiques obsolètes qui s’étaient plantés d’époque, et Kaori. Présentée comme ça, Kaori était tout, sauf sa simple « meilleure amie ». Elle semblait être bien plus que ça, surtout pour vouloir vivre avec elle jusqu’à la mort. Une amante ? Possible... Mélinda ne devait négliger aucune possibilité. Akira poursuivit ses explications, parlant de sa famille. Des espèces de guerriers qui luttaient contre le Mal. Dit comme ça, ça semblait ridicule, mais Mélinda avait toujours trouvé ce genre de choses particulièrement grotesque. C’était assez absurde, quand on y songe. Mais elle ne fit aucun jugement, pas plus quand Akira expliqua qu’elle avait vu devant elle la mort de sa petite sœur. Le choc avait du être de taille, Mélinda l’imaginait sans peine. Akira avait alors fui, et était venue à Seikusu, comme si la Providence l’avait appelé. Qu’elle ait retrouvé Kaori relevait en effet d’un hasard merveilleux, et avait probablement encore du renforcer l’intérêt qu’Akira lui vouait. Tout cela conduisait la vampire à voir en Kaori une alliée de poids. Heureusement que cette dernière lui était dévouée !
Akira termina en parlant de ses goûts, des choses assez simples : la littérature, le cinéma, la musique, et le tennis. Mélinda l’écouta lentement, jambes croisées. Le moment venait où Akira lui posait une question, et Mélinda ne fut donc nullement surprise quand cette question vint :
« Allez, à ton tour maintenant... Le peu de vampires capturés vivants par mes parents étaient assoiffés de sang et prétendaient ne plus sentir le gout de la nourriture. Pourtant, j'ai ressentie une explosion de saveurs ce soir... D'où est-ce que tu viens ? »
La vampire se mordilla les lèvres en serrant les poings, ne sachant pas trop comment répondre. Elle s’humecta les lèvres, fit la moue, craqua ses doigts, et répondit alors :
« Je viens d’un autre monde, Akira. Tu en as probablement entendu parler. Il s’agit de Terra. C’est... C’est un monde relativement différent du tien, et tout me porte à croire que ton ancien clan doit avoir des agents dans cette ville, car Seikusu est le seul point de la Terre permettant de rejoindre Terra. C’est un mystère qu’on ne s’explique pas. C’est comme si cette ville était un point-relais menant à Terra. J’aimerais dire que Terra est une planète située dans une autre partie de ta galaxie, mais je pense plutôt qu’il s’agit d’une dimension alternative, d’une Terre parallèle à la tienne. Une Terre où la magie n’est pas cachée, et qui ressemblerait à un croisement entre Le Seigneur des Anneaux et... Starship Troopers. »
C’étaient les seules références qu’elle venait de trouver. Mélinda poursuivit :
« Pour le reste... Il me sera difficile de tout te dire, mais je crois que les vampires ne sont pas tous similaires. Je crois que les vampires de la Terre sont assez différents de ceux de Terra, comme tu as du le remarquer. Nous ne sommes pas des morts-vivants, Akira. Du moins... Pas selon moi. Rien à voir avec des zombies ou des créatures de ce genre. Nous sommes même plus vivants que n’importe quel être vivant. Le soleil ne nous affecte pas, et la nourriture, nous en avons autant besoin que n’importe qui. En revanche, comme tu as du le remarquer, nous avons un besoin de sang constant. Ce sang est notre faiblesse et notre force, car il te rendra plus fort, plus résistant, il facilitera la régénération de tes cellules, ton endurance, tes sens... Bien sûr, ne t’attends pas à devenir invincible, mais tu seras forte. Si tu entraînes tes capacités, tu pourrais même devenir plus forte que moi. »
Mélinda était forte. Elle le savait. Elle buvait beaucoup de sang, et avait plusieurs siècles dans les pattes. Si elle était relativement jeune par rapport à certains vampires millénaires, elle n’en était pas moins totalement inoffensive, mais, contre une vampire bien entraînée, la vampire savait qu’elle n’aurait que peu de chances. Elle décida de penser à autre chose, et parla donc de son passé.
« Je suis née il y a plusieurs siècles dans un contexte assez compliqué. Je suis née au sein d’un puissant Empire qu’on appelle l’Empire d’Ashnard... »
Mélinda n’avait pas eu une vie facile au sein de cet Empire. Elle lui expliqua qu’elle était née dans un contexte politique particulier. Il était nécessaire de lui en parler avant de parler d’elle et de son passé. Elle présenta donc brièvement l’Empire comme un puissant État autoritaire, une dictature militaire qui existait depuis des siècles. L’Empereur en présence était alors un puissant démon qu’on appelait Ram Aballah. Les Aballah étaient l’un des plus puissants clans démoniaques de l’Empire, qui dirigeaient tout un vaste domaine articulé le long d’une longue route qu’on appelait le Sentier du Rayon. Leur siège central était le puissant Château Discordia.
« Les Aballah ont toujours donné de solides Empereurs. Il faut bien comprendre que la puissance militaire de l’Empire repose surtout sur les clans de démons. Or, ces derniers sont très difficiles à soumettre. Les démons de Terra sont assez similaires à ceux de la Terre : sauvages, violents, impossibles à contrôler... Partant de là, la venue de Ram Aballah fut très bien perçue, car on pensait qu’il réussirait à éviter des révoltes... »
On avait déchanté. Ram Aballah s’était avéré être un Empereur fou, un malade mental qui dilapidait les caisses impériales en faisant des recherches faramineuses dans des endroits dangereux, et qui était d’une telle cruauté qu’une guerre civile avait fini par éclater.
« Imagine-toi un Staline qui serait un démon, et tu aurais quelque chose qui approcherait Ram Aballah. Personne n’était à l’abri sous son règne. Les Impériaux fracassaient les portes de n’importe quelle maison, arrêtant n’importe qui, des familles entières, pour des prétextes fallacieux. Ram Aballah, le Roi Cramoisi, était fou. Tous devaient s’agenouiller devant lui, et celui qui s’agenouillait en dernier mourrait. Et la manière dont il mangeait... Sa forme démoniaque est celle d’une espèce d’horrible araignée. Il mettait des heures et des heures à dévorer ses victimes, plantant ses pattes dans le corps de ses victimes, dévorant les zones non vitales, veillant à ce que la victime hurle le plus longtemps possible. Il baignait la capitale impériale du hurlement de ses victimes. »
Mélinda parlait sur un ton neutre, détaché. Plusieurs familles ashnardiennes s’étaient alors rebellées contre les Aballah, mais d’autres familles étaient restées loyales à l’Empereur, comme les Van Emreis... Ou les Warren.
« C’est dans ce contexte de guerre civile que je suis née. Mon père était alors un esclavagiste renommé, qui dirigeait un vaste domaine comprenant des forts, des villes entières vouées à l’esclavage, et dont le patrimoine était colossal. J’ai eu un frère aîné, Bran, qui devait lui succéder, et il aimait profondément ma mère. Cependant, la grossesse de cette dernière a été compliquée. Elle est morte en me mettant au monde, et, comme je lui ressemble trait pour trait, mon père m’a toujours haï. »
Haï était un mot faible pour décrire ce que son père avait éprouvé. Il avait vu en elle une sorcière, une démone, et, pendant ce temps, la guerre civile faisait rage. Les rebelles étaient initialement dans une situation délicate, car les Emreis et les Aballah étaient des adversaires puissants. La situation avait toutefois évolué quand les Korvander s’étaient alliés aux rebelles, et avaient envoyé leurs redoutables dragons. Le père de Mélinda avait perdu beaucoup de terres, car les Korvander avaient fondu sur eux. Des garnisons entières avaient péri, et des cités esclavagistes avaient été libérées dans le sang et la douleur.
« Mon père se défoulait sur moi... J’ai été violée et torturée un nombre incalculable de fois, que ce soit par mon père, mon frère, ou même ses gardes. »
Elle avait finalement été vendue à des femmes, car son père ne supportait plus de la voir. Elle aurait du servir d’esclave sexuelle, mais, dans la mesure où elle était la fille des Warren, les femmes qui l’avaient acheté, et qui travaillaient secrètement pour des rebelles, rêvaient de se servir de Mélinda comme d’un cheval de Troie
« Kaileesha avait été ma Maîtresse. C’est une démone redoutable, qui est ma mécène. Elle travaillait officiellement, et travaille toujours, pour les Van Emreis, mais leurs intérêts divergeaient. Cette femme a fait de moi un vampire, et m’a embelli. Elle a gonflé la taille de ma poitrine pour me rendre plus attirante, et m’a transformé en vampire. Contrairement à toi, j’ignore qui es mon géniteur, car elle l’a tué peu de temps après, afin que mon père ne se doute de rien. »
Kaileesha était ensuite revenue au harem, et s’était amusée en pavanant Mélinda comme une chienne, avec une laisse en acier autour du cou. Mélinda avait fait la chienne toute la soirée, sous les rires de son père, avant d’être sodomisée encore une fois par son frère. Père avait même poussé le vice jusqu’à lui uriner dans la bouche lors d’une fellation. Et, à un moment, Mélinda avait pu passer à l’action. Kaileesha et ses servantes ont massacré une bonne partie des gardes.
« J’ai massacré mon père. Tu peux me croire, il a souffert, atrocement souffert. Bien plus que toi. J’y ai pris un temps fou, et c’est à ce moment que j’ai découvert une curieuse sensation, que je n’avais alors jamais vraiment ressenti. Le plaisir. Je lui ai fait bouffer sa propre merde, pour toutes les fois où il me la donnait à manger dans ma gamelle. Mon père était un cinglé, un foutu malade mental. Je l’ai massacré, et je ne l’ai jamais regretté. Quant à mon frère... Lui a encore plus souffert que mon père, et je crois que, si on devait dresser un Top 5 des créatures ayant le plus soufferts à travers les âges et les lieux, il serait en bonne place. »
Mélinda en avait fait un vampire, et l’avait torturé pendant plus de vingt ans. De toutes les manières. En lui brisant tous les os, en le fouettant sans relâche, en le laissant se faire dévorer par les rats, en l’électrifiant, en lui ouvrant le ventre pour faire sortir ses organes, en le laissant mourir de faim et de soif, en laissant des chiens le dévorer en partie, en l’enfermant dans des tonneaux remplis d’excréments... Mélinda n’avait jamais manqué d’imagination, et toutes les techniques de torture y étaient passés.
« Je l’ai torturé, torturé, et torturé, déversant toute ma haine et ma fureur, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Une fois ceci terminé, Bran n’était rien de plus qu’un pantin aseptisé. Depuis lors, il m’obéit sans rechigner. Je pourrais lui demander n’importe quoi qu’il le ferait sans hésitation. »
Ayant terminé sa petite histoire, Mélinda termina :
« J’ai reconverti mon harem, et, si j’ai toujours des esclaves, ils sont tous bien traités, comme tu as pu le constater. Alors, dis-moi, ma chère fille. Selon tes critères très manichéens, suis-je un monstre, ou une victime ? Si tu devais me juger, m’enverrais-tu en Enfer, ou au Paradis ? »
Mélinda voulait qu’Akira réalise une chose simple et évidente. La ligne n’existait pas. Cette frontière entre le « Bien » et le « Mal », cette ligne de conduite à ne pas franchir. Cette ligne n’existait pas. Bien souvent, tout n’était qu’une question de perspective et de contexte. Un acte monstrueux pouvait paraître comme monstrueux ou comme merveilleux selon la lumière qu’on lui donnait. Car, pour perdurer, le Bien avait besoin de faire le Mal, et le Mal, parfois, pouvait donner du Bien. Akira ne pourrait vraiment admettre et accepter sa situation qu’en comprenant cette leçon.
Cependant, Mélinda doutait qu’elle parvienne à la comprendre si facilement. Elle s’attendait plus à ce qu’Akira soit horrifiée par sa mère qu’autre chose, qu’elle voit en elle un monstre cruel qui avait laissé la vengeance parler, et la préférer au pardon et à la rédemption.