Dès que Snow aborda un pas en arrière, Mélinda comprit qu’elle s’était trompée. Ce fut comme recevoir une douche d’eau froide sur la tête. Les ardeurs de Mélinda furent instantanément réfrénées, laissant place à une froide amertume que la petite vampire tâcha de dissimuler autant que possible. Snow se mit à parler, pour lui sortir qu’elle ne ressentait aucune attirance envers les femmes.
*
Une chance pour toi que tu ne sois pas à Tekhos. Dire qu’on préfère les hommes aux femmes, c’est presque un aveu de zoophilie, là-bas.*
Mélinda fronça légèrement les sourcils. Pas attirée par les femmes ? Ça voulait dire quoi, ça ? Doutait-elle de la puissance de ses bras lors de ses étreintes ? Mélinda équivalait sans problème, avec ses bras, l’étreinte de n’importe quel mâle en rut ! Elle fit un pas vers Snow. La sorcière semblait plongée dans ses pensées, comme si elle pesait le pour et le contre. Pour être honnête, Mélinda était presque prête à lui pardonner si elle revenait sur ses paroles. La vampire ne dit rien, attendant que Snow reprenne, car elle sentait que la sorcière avait encore quelque chose à dire. Et ce fut effectivement le cas. Snow poursuivit, affirmant qu’elle ne voulait pas se séparer de Mélinda, mais qu’il n’y aurait rien de sexuel entre elle. Pourquoi diable voulait-elle qu’elles restent ensemble, alors ? Ce n’était pas le genre de Mélinda de passer toute une soirée à parler avec une belle femme, et à rentrer chez elle après.
C’était une chance qu’elle ait promis à Kaileesha de bien se comporter. Elle avait tout d’un coup la furieuse envie de frapper Snow. Qu’elle soit la femme de Jung n’y changerait rien, cette sorcière l’avait sûrement empoisonné, de toute façon. Dès que ses enchantements disparaîtraient, Jung risquait de ne guère apprécier l’idée d’avoir été enchanté, et la situation deviendrait sensiblement plus compliquée pour Snow... Ou pas. Jung était tellement imprévisible... Le digne héritier des Barrow. Mais, quoiqu’il en soit, Mélinda ne pouvait décemment pas laisser un tel affront impuni. Oui, que cette femme soit une sorcière ne l’effrayait nullement. On ne disait pas «
non » à Mélinda Warren en invoquant pour seul argument que les femmes ne vous attiraient pas ! Le beau sexe, parce qu’il était justement le beau sexe, attirait
forcément tout le monde !
«
Se ‘‘prélasser’’ ? » répéta Mélinda.
Son ton exprimait clairement son scepticisme à cette idée.
«
Si vous voulez vous prélasser, retournez voir votre mari. Je suis sûre que vous devez lui manquer. »
Le ton était sec, froid, guère amical. Mélinda laissa Snow en plan, ne lui accordant même pas un regard, et s’en alla. Elle essaya d’adopter une marche calme, normale, mais son pas était assez accéléré. Elle était frustrée. Blessée dans son orgueil. On lui avait refusé son plaisir, et, à Ashnard, on savait bien qu’il n’était jamais malin de refuser à Mélinda Warren ce qu’elle voulait. Elle laissa donc Snow là.
*
J’ai perdu cette manche, Snow, mais tu ne perds rien pour attendre. De gré ou de force, tu me donneras ce que je veux.*
La violer ne l’aurait pas dérangé, et c’était probablement ce qu’elle aurait fait en d’autres circonstances. Mais les Var Emreis ne voulaient aucun accident durant cette soirée, rien qui ne soit susceptible de gâcher cette fête. Un viol avait potentiellement toutes les chances de gâcher une fête. Fort heureusement, Mélinda avait d’autres cordes dans son arc. Snow venait de lui montrer qu’elle n’était nullement fidèle à son mari, soit qu’elle ne l’aimait pas du tout. Partant de là, il serait assez facile d’obtenir ce qu’elle voulait. Elle savait même exactement comment s’y prendre, et, pour ça, elle aurait juste besoin de l’aide de son frère. Pour une fois que ce dernier allait servir à quelque chose d’autre que supporter les accès de rage de sa sœur...
Il ne fut pas difficile de le trouver. Bran Warren était assez méconnu au sein de la haute société ashnardienne. Officiellement, tous les membres de la famille Warren avaient été tués, à l’exception de Mélinda. Les rapports d’enquête de l’Empire allaient en ce sens. En réalité, Mélinda avait épargné Bran, et l’avait maudit. Elle en avait fait un vampire, afin de pouvoir mieux le punir, car elle considérait que cet homme, ce
démon, pour tout ce qu’il lui avait fait, ne méritait pas de mourir. Elle voulait le dompter, le dresser, lui montrer qu’il n’était rien face à elle, et qu’
elle était l’âme dirigeante, et lui un chien tout juste bon à servir. Bran avait vécu des tortures et des souffrances inimaginables pour briser sa volonté. Elle l’avait torturé pendant vingt ans environ, sa constitution vampirique lui permettant de survivre, même si sa vie avait plusieurs fois partir. Il s’était même laissé mourir, mais le suicide était une excuse pour les lâches. Elle l’avait massacré, brisé, torturé, humilié, consumant toute sa rage et sa haine sur lui, le massacrant parfois pendant des jours sans jamais s’arrêter, se délectant d’entendre ses os se briser, de voir sa peau disparaître sous des plaies béantes. Elle l’avait entièrement brisé, massacré, lui faisant subir un sort qu’elle n’avait jamais fait subir, de près ou de loin, à personne d’autre. Oui, Bran avait chèrement payé sa cruauté.
Maintenant, son frère aîné n’était rien de plus qu’un toutou servile. Elle aurait pu lui ordonner d’aller tuer l’Empereur qu’il aurait tenté de le faire. Il était un corps sans âme, ou, plutôt, une âme sans émotion. Il était en somme l’esclave parfait, capable d’endosser n’importe quel rôle. Le tueur froid et impassible, le bourreau surexcité, le pervers sauvage, le romantique, le guerrier invincible... Il pouvait jouer tout ce que sa sœur lui ordonnait de jouer, et, pour l’heure, Bran jouait à la perfection le rôle d’un noble qui venait de l’Archipel Étoilé.
Cet archipel était assez particulier, tant d’un point de vue géographique que politique. Géographiquement, l’Archipel avait la forme d’une espèce de grosse étoile, d’où son nom. Il se situait le long des cotes ashnardiennes, vers Tekhos. Politiquement, l’Archipel était dirigé par un conseil de douze notables : six hommes et six femmes. Les femmes avaient une grande importance dans l’Archipel, bien plus qu’à Ashnard, mais quand même moins qu’à Tekhos. En effet, l’Archipel était un haut lieu magique, avec une académie sur l’île centrale, une espèce de petite île ayant vaguement la forme d’une sphère, et qui comprenait le port principal et unique de tout l’archipel. Sur cette île centrale, on trouvait donc une académie de magie. Or, la magie était généralement l’apanage du sexe féminin. Il y avait bien plus de magiciennes que de magiciens, et l’académie de l’Archipel avait une forte influence sur cet archipel. Les revenus de cette région émanaient surtout de son académie, et les femmes avaient donc une grande importance. Bran se faisait donc passer pour un noble venant de cet archipel, ce qui était d’autant plus facile que Mélinda y avait déjà été& en vacances pendant une bonne semaine, permettant ainsi à Bran de s’imprégner un peu de la culture locale.
Bran n’était pas dans le salon principal, où Mélinda remarqua que le Maréchal Coehoorn était enfin arrivé, ce qui annonçait la deuxième partie des festivités, à savoir le bal. Avant de l’entendre, Mélinda retrouva son frère, dans les jardins. Ce dernier était près d’une fontaine, dans un élégant costume de soirée, observant une fontaine. Mélinda lui parla, s’entretint avec lui, et il comprit rapidement sa tâche. Il ne posa aucune question superflue, aucune remarque, aucun jugement personnel. Il obéissait, tout simplement. Bran était un exemple pour tous les esclavagistes et tous les dresseurs de la planète, tant il était soumis. A la fois soumis et intelligent, capable de faire preuve de discernement et de savoir comment se comporter, comment réagir en l’absence d’ordres clairs de la part de sa sœur.
Bran se dirigea donc vers le salon principal, et y chercha silencieusement la fameuse Snow parmi les convives. Coehoorn, lui, parlait dans un uniforme militaire élégant, depuis un balcon en hauteur. Il était bien moins prolixe que son frère, et revenait d’un entretien au Palais Impérial.
«
Et je tiens à tous vous rassurer : jamais l’armée militaire ashnardienne n’a été aussi forte. Nous sommes à l’apogée de notre puissance, tant d’un point de vue militaire, économique, que culturel. Tous les rapports en ce sens sont formels, et tout est lié. Les vieilles stratégies militaires, désuètes et obsolètes, qui comptaient uniquement sur la supériorité numérique de nos invincibles légions, ont été affinées... »
Il parlait fort, d’une voix de stentor. Bran n’avait pas grand-chose à en penser. Il se disait qu’il était un bon chef militaire, et qu’il se complétait bien avec Emhyr. Les deux frères Emreis étaient souvent considérés par l’intelligentsia locale comme des hommes incontournables. Bran finit enfin par remarquer la fameuse sorcière basanée, qui se tenait dans un coin, et était seule. Cherchait-elle sa sœur du regard ? Si tel était le cas, elle aurait bien du mal à la trouver. Aussi belle soit-elle, sa sœur savait parfois se faire aussi discrète qu’une petite souris. Elle se comparait sans cesse à une araignée plutôt qu’à une chauve-souris, et il fallait dire que cette métaphore se tenait. Bran se rapprocha lentement de la femme, évitant les convives qui écoutaient les propos engagés de Coehoorn :
«
Et je tiens à vous en assurer, notre guerre contre Nexus se termine. Notre victoire est assurée, et nous continuerons à sécuriser les régions intérieures, et à répandre la loi ashnardienne et la volonté de Sa Majesté l’Empereur dans nos terres. La sécurité et la liberté de tous seront assurées sous l’égide de l’Empereur et de son bras armé : l’indestructible armée ashnardienne ! »
Le ton de Coehoorn s’enflammait au fur et à mesure qu’il parlait. C’était un passionné, un militaire dans l’âme. Tout le contraire de son frère, Emhyr, qui était un calculateur, un manipulateur, et dissimulait autant que possible ses émotions. Bran se rapprochait toujours un peu plus de sa proie.
«
Et, sur ce, je vous invite à boire et à festoyer. Soyez assurés d’une chose : c’est la maison Emreis qui régale ! »
Il y eut quelques éclats de rire, et des applaudissements. La musique commença ensuite. Un discret orchestre se mit à reprendre une musique terrienne extrêmement connue sur Terre, mais bien moins sur Terra :
Les Quatre Saisons, de Vivaldi, en commençant par la première partie de ce chef-d’œuvre musical ayant traversé les siècles : «
Printemps ». Ce fut à ce moment, alors que la musique commençait, que Bran se planta devant Snow, un léger sourire rassurant sur les lèvres, ses magnifiques yeux bleus plantés dans ceux de Snow.
«
Madame » lâcha ce dernier.
Une main dans le dos, il se courba élégamment en avant, faisant un élégant baisemain à la belle femme, avant de relever la tête.
«
Offrirez-vous le privilège et l’immense bonheur à l’homme que je suis de l’accompagner dans cette danse ? »
La seconde mi-temps commençait, même si Snow ne devait pas le réaliser. Mélinda et Bran n’avaient jamais été ensemble au cours de la soirée ; il était donc impossible de faire le rapprochement entre eux.