« C’est ça que tu appelles de la bonne qualité, Tirius ?
- Je… Madame… »
Tirius n’eut pas le temps de dire grand-chose de plus. La gifle qu’il se reçut, magistrale, sonna l’elfe. Un humain normal en aurait eu les cervicales brisées, mais l’elfe avait une constitution plus résistante, ce qui ne l’empêcha pas de tomber par terre. Nerveux, les gardes de Tirius, des archers dans des armures légères, serrèrent leurs arcs en voyant la trace du passage de la gifle de Mélinda. Cinq lignes rouges sur la joue droite de Tirius, cinq zébrures pourpres. Il ne les avait pas volés. Tirius était un marchand elfe assez particulier. Son no le justifiait. Ce n’était pas son nom de naissance, mais un nom qu’il s’était lui-même choisi quand il avait quitté les elfes pour faire du commerce. Comme une fraction d’elfes, Tirius détestait les humains. Il détestait aussi les Nains, les démons, avait une aversion profonde pour les anges, mais les humains semblaient être l’espèce qu’il détestait le plus. Les raisons en étaient assez simples : les humains coupaient trop d’arbres, leurs villes immenses et polluantes faisaient fuir les nymphes. Si la plupart de ses elfes s’en acclimataient avec philosophie, d’autres refusaient cet état de choses.
Tirius en faisait partie, et il détestait d’ailleurs aussi les elfes qui acceptaient le changement du monde. En somme, Tirius détestait beaucoup de monde, mais la haine et la rage ne permettaient pas de financer une guérilla. L’elfe, avec une compagnie de nains, d’elfes, de Lamias, et d’autres marginaux, attaquait les villages isolés de Nexus et des petits royaumes neutres qui étaient sous le protectorat de la cité-État. Ils attaquaient parfois des garnisons faibles, et n’étaient rien de plus que des pillards. Ils incendiaient le bétail, les cultures, vidaient les greniers, tuaient les hommes, et faisaient des esclaves. C’était ici que Mélinda intervenait. L’Empire, qui cherchait toujours tous les moyens possibles et inimaginables de casser les pieds de Nexus, cherchait à aider ce petit groupe de sauvages. Pas en les armant, ni en les formant, car, une fois que l’Empire aurait pris possession de ces terres, sa première préoccupation serait de faudrait massacrer cette racaille, mais en leur donnant de l’or.
Le seul problème, c’est que Tirius détestait aussi l’Empire. Viscéralement. On disait qu’il suffisait de prononcer le mot « Ashnard » en face de lui pour être raccourci. L’Empire avait donc chargé Mélinda de faire des affaires avec lui, tout en l’indemnisant.
*Avoir comme mécène une démone implantée dans les hautes strates de l’administration impériale, c’est un plus autant qu’une plaie…*
Mélinda avait accepté non sans hésitation. Nexus était assez éloignée, et elle préférait l’Empire. Mais on ne refusait que difficilement une proposition de l’Empire. Une proposition impériale, c’était une offre qu’on ne pouvait pas refuser, surtout quand Mélinda bénéficiait d’un régime fiscal très avantageux pour les affaires de son harem. Elle avait donc traversé toute une partie de Terra avec sa garde pour rejoindre cette grande forêt. Une communauté d’elfes pacifiques y vivait, disait-on. Dans les profondeurs. On disait aussi qu’il y avait des dryades, des dragons, et des nymphes, ainsi que des communautés druidiques. Les gens disaient beaucoup de conneries, selon Mélinda.
En tout cas, Tirius était là, à la lisière de la forêt, avec ses esclaves d’une précédente razzia. Il se terrait dans un camp de fortune bâti près d’une caverne sinistre. Le premier jour des négociations avait été assez houleux, mais Tirius avait visiblement des problèmes d’argent, ce qui l’avait amené à accepter de commercer avec une vampire. Il avait affirmé que ses esclaves étaient « viables et de bonne qualité ». Mélinda avait vu les esclaves en question. Une fille qui passait son temps à chialer et qui avait un œil crevé, un homme qui avait reçu tant de coups de fouet que son dos était en bouillie, une femme qui avait du être violée par toute la garnison, tant elle était laide et boursouflée. Elle avait pourtant un beau corps, de belles formes, mais elle semblait enfermée dans une espèce de cocon, ses yeux mornes fixant le lointain. Elle avait manqué être attaquée par un Lamia quand elle s’était approchée d’une femme qui souffrait, et elle avait compris que le Lamia l’avait intensivement violé pour pouvoir mettre au monde un bébé lamia. Il y avait même un cadavre !
*Cet enfoiré veut m’arnaquer…*
La gifle qu’il s’était reçu était donc tout à fait méritée, et Mélinda s’attendait à ce que la situation dégénère. Les francs-tireurs elfes avaient pointé leurs flèches, les Lamias sifflaient dangereusement, et les nains avaient brandi leurs haches. Mélinda, elle, était accompagnée d’hommes en armure. Kaileesha, la démone qui était le mécène de Mélinda, avait eu la bonté de lui dépêcher plusieurs gardes impériaux d’élite. Leurs armures noirâtres en ébonite se mirent à répandre autour d’elles des flammes noirâtres dangereuses. Si un combat avait lieu, Tirius serait en bouillie, mais, dans ce cas, la mission initiale de Mélinda serait un échec.
« Vous allez réduire leur prix, Tirius.
- Je pense plutôt que je vais y ajouter une hausse pour l’attaque vous m’avez infligé, garce…
- Je devrais vous égorger. Cette arnaque est grossière, Tirius.
- Vous vous attendez à quoi, dh’oine, de la part de prisonniers de guerre ?! »
« Dh’oine »… Un terme péjoratif pour désigner les humains. Le terme était donc doublement plus péjoratif, et les canines de Mélinda pointèrent.
« De guerre ? Si vous croyez qu’affronter trios péquenauds avec des fourches et qui confondent leur bouclier avec une chope de vin, c’est faire la guerre, alors peut-être devrais-je laisser mes hommes vous montrer ce qu’est vraiment un guerrier. Vos prisonniers sont avant tout les prisonniers d’une bande de sauvages. »
Un Lamia, plus hargneux que les autres, siffla, et bondit vers l’un des gardes d’é&lite impériaux. Ses dents se plantèrent dans l’ébonite, mais l’armure tint bon. Les dents du Lamia se brisèrent, et le garde le frappa avec son gantelet, un coup suffisamment puissant pour clouer le Lamia au sol.
« Arrêtez ! s’exclama Tirius en levant une main. Nous avons besoin d’or, dh’oine…
- Traitez-moi encore de dh’oine, Longue-Oreille, et vous saurez quel sort je réserve à ceux qui essaient de me rouler. »
La tension continuait à monter, lorsqu’une dryade débarqua. Contrairement à un certain nombre de dryades, celle-ci n’était pas pacifique. Elle avait perdu sa nymphe par un feu de forêt provoqué par un régiment militaire, et elle avait été violée par des bûcherons. Il y avait de quoi changer le comportement de n’importe qui. Elle se mit à parler à Tirius dans une langue elfique, et ce dernier y répondit. Un léger sourire éclaira ses lèvres.
« Je vous propose un arrangement… lâcha-t-il alors.
- Dites toujours…
- C’est une grande forêt, ici… Vous l’ignorez peut-être, mais un village elfique se trouve dans les profondeurs de cette forêt. Nyala, ma nymphe, vient juste de me dire qu’elle a aperçu une belle elfe à proximité. »
Mélinda fronça les sourcils, et tourna la tête vers l’un de ses assistants, qui connaissait bien des idiomes. Ce dernier hocha la tête, confirmant la teneur de cette conversation.
« Normalement, je devrais aller la tuer. Mais, comme nous avons un petit différend, disons que je vous l’offre… A titre de compensation. Elle n’est pas accompagnée. Elle est seule, croyant que les esprits anciens la protègent. Mais je vous conseille d’y aller seule. Les elfes sont assez sensibles. Si vous venez nombreux, elle fuira.
- Je verrais par moi-même, Tirius… Si vous me tendez un traquenard, vous le regretterez. »
Tirius se fendit d’un exécrable sourire. L’instinct de Mélinda lui disait qu’il y avait une entourloupe quelque part. Elle s’adressa à son second, un capitaine militaire qui assurait sa sécurité.
« Nous devrions massacrer cette raclure, Madame. L’Empire a surestimé leurs forces. Ce ne sont que des bouseux. Notre honneur…
- Je n’ai pas été jusqu’ici pour administrer la justice, et repartir avec des esclaves qui crèveront en route pour la moitié, au moins. Surveillez-les, Capitaine, je vais aller voir par moi-même ce que dit notre homme. S’il y a une elfe viable, ce sera au moins un beau présent pour mon harem. »
Mélinda n’avait que peu d’elfes dans son harem. Le Capitaine la laissa passer, et Mélinda suivit le chemin que la dryade lui indiqua. Elle finit ainsi par sentir le sang de l’elfe, et comprit qu’on ne lui avait pas menti. Lentement, Mélinda s’avança vers cette dernière, en posture de chasseresse, évitant de faire des bruits suspects, de briser des branches d’arbres, des racines… Théoriquement, elle se serait approchée de manière à se faire repérer, mais ici, elle était énervée, et craignait de plus que l’elfe ne parte. Prudemment, Mélinda s’avança donc, jusqu’à pouvoir voir, entre deux buissons, une superbe elfe à la longue chevelure blonde. Elle était assise en tailleur, semblant méditer près d’un petit ruisseau, au milieu des arbres.
*Superbe ! Elle sera superbe dans mon harem, celle-là !*
Elle ne semblait se douter de rien. Son sang restait le même. Aucune hausse sanguine indiquant l’excitation ou la peur. La proie était là. Mélinda grimpa très délicatement sur un arbre, enfonçant ses griffes dans l’écorce, et atteignit une branche, voyant le dos de la femme. Elle avait troqué son habituelle robe pour une tenue un peu plus légère, plus adaptée. Ses griffes pointèrent, et elle bondit vers l’elfe. Elle atterrit derrière son dos, et l’atteignit en quelques secondes. Curieusement, le sang de cette dernière n’avait pas beaucoup évolué… Comme si elle n’était pas surprise ! Mélinda lui plaqua une main griffue contre le cou, un cou frais et tendre, et la serra, sans pour autant l’étrangler :
« Qu’est-ce que tu es belle, toi… »
Elle lui lécha une joue, sentant venir en elle l’instinct prédateur des vampires, ce qui l’amena à dire :
« Les forêts ne sont pas sûres par ici… Mais, dans le fond, je te sauve la vie, petite elfe… »
Si ce n’était pas elle, l’elfe serait tombée sur Tirius, et l’homme ne l’aurait pas ménagé. Mélinda, bien entendu, était loin d’avoir réalisé qu’elle était tombée dans un piège grossier tendue par Tirius et la dryade. Cette dernière avait naturellement vu le dragon qui accompagnait l’elfe, mais, ça, Mélinda l’ignorait.