« EXPROPRIATION POUR CAUSE D’UTILITÉ PUBLIQUE !
LA ROUE DE LA MODERNITÉ ÉCRASANT LE PASSÉ ET LES TRADITIONS ! »
Les gros titres, Ivy les lisait de plus en plus. Les reportages bouleversants, l’affrontement entre l’autorité et des nomades, des bandes isolées qui se faisaient piétiner par une machine implacable, celle du « progrès », de la « modernité », mais aussi (et surtout) de l’argent. De cet argent roi et destructeur qui amenait à broyer des civilisations entières, à dévaster des écosystèmes, à maltraiter une planète qui souffrait déjà. Il y avait tant de fléaux sur Terre que c’était à se demander comment ce monde ne s’était pas encore totalement écroulé. Depuis son petit bureau au lycée de Seikusu, Ivy se sentait bien impuissante à lutter contre les politiques commerciales et honteuses des grandes multinationales qui faisaient de la Terre, au nom de l’argent roi, un infâme bourbier.
L’ennemi du moment était pour elle une société tentaculaire, MetaCorp. Depuis son rachat par un énigmatique individu à la belle chevelure blonde, MetaCorp avait massivement développé un système consistant à fabriquer des usines pour les vendre, généralement à des gouvernements qui cherchaient à se développer, sans vraiment tenir compte des contraintes environnementales. Les pays en voie de développement étaient la cible de MetaCorp, des pays où l’ONU ne pouvait pas faire grand-chose, où les pays occidentaux n’agissaient pas, et où les propres gouvernements étaient satisfaits. MetaCorp leur construisait des plateformes pétrolières, des usines nucléaires, des raffineries pétrolières, créait de l’emploi, une dynamique, permettait à des pays pauvres de s’enrichir.
Alors que le monorail tekhan l’emmenait vers la demeure d’Adramelech, Ivy regardait, sur une espèce de datapad qu’elle avait sur le poignet les reportages terriens. Tekhos lui donnait toujours autant envie de vomir. Par rapport au reste de Terra, l’endroit était sinistre, ressemblant à un univers steampunk sinistre de Terre. Une sorte d’environnement digne de « Blade Runner ». Certains endroits de Tekhos étaient excessivement pollués, et, pour une femme aussi sensible qu’Ivy, c’était toute la région qui était contaminée. Mais il fallait qu’elle aille là, car c’était ici que vivait l’homme qu’elle voulait exécuter.
En soi, qu’un homme ait réussi à faire fortune et à acquérir une telle renommée dans une société qui était très matriarcale suffisait à dire qu’il était extrêmement influent et talentueux. Il avait racheté avec brio MetaCorp, et son passé était obscur.
*Sachant que ce type n’est même pas terrien, il n’est pas étonnant qu’il le soit... Il s’est construit une biographie fictive...*
Sur cet ordinateur personnel, elle vit une interview que ce dernier avait accordé envers une belle journaliste, répondant aux critiques émises à son encontre par des ONG comme Greenpeace, ressortant les arguments classiques des industriels véreux : « Nous ne faisons que ce que la loi nous permet de faire. Et puis, dans le fond, entre virer dix bouseux qui vivent dans des cabanes en boue pour implanter une usine et une ville florissante, il n’y a pas à hésiter, non ? » Un raisonnement bancal, qu’Ivy trouvait personnellement insupportable. Elle préférait largement vivre dans la forêt plutôt que dans du béton.
*Cet homme ne peut être qu’un monstre... s’était-elle dit. Si je la laisse ainsi, il détruira la Terre à petit feu... C’est ce que les démons font, après tout... Ils détruisent... Et les démons des temps modernes ne sont plus des diables dans de longues robes noires vivant dans des manoirs abandonnés, mais des hommes d’affaires en costume, des traders démentiels, des oligarques totalement imbus de leur personne... La justice ne peut rien faire contre MetaCorp, je ne peux rien faire contre MetaCorp, mais ce poison devrait, lui, faire l’affaire...*
Ivy avait obtenu des informations sur cet homme en allant sur Terra, et en s’adressant aux bonnes personnes, à savoir des responsables ashnardiens spécialisés dans le renseignement. Quand on avait sa beauté, son intelligence, et ses phéromones, il était facile d’obtenir d’un homme tout ce qu’on voulait. C’est ainsi qu’elle avait appris qu’Adramelech était une pointure. Un démon surpuissant, qui venait tout droit des Enfers, et qui, comme tout démon digne de ce nom, n’était pas spécialement digne de confiance. Un monstre qu’il fallait arrêter. L’ordinateur d’Ivy défila sur une autre scène, où on voyait un journaliste parler. Ce n’était pas vraiment un journaliste... Du moins, pas de ceux qu’on voyait sur les JT pour vous parler du jardinage ou de l’art et de la manière de se couper la barbe, mais le militant d’une ONG, qui filmait une scène qui avait fait le tour du Web.
« Et, comme vous pouvez le voir, les militaires indiens chassent à coups de Kalachnikov, de dobermans, et de bulldozers, les villageois locaux... »
Le gouvernement indien avait démenti, parlant d’un « trucage », mais l’affaire s’était arrêtée là. L’Inde n’ayant pas rejoint la Cour pénale internationale, cette dernière n’avait pas agi, et il n’y avait eu aucun procès. MetaCorp avait ensuite commencé à construire son usine, toute la forêt ayant été rasée, calcinée, et les villageois locaux expulsés pour finir par croupir dans les immenses bidonvilles indiennes. Quand Ivy remettait en doute sa stratégie, son engagement, il lui suffisait de regarder ces films pour retrouver sa force.
Le monorail finit par l’emmener dans le coeur de Tekhos, et elle avança. Elle portait ici un tailleur, se faisant passer pour une influente femme d’affaires tekhane venue négocier des affaires avec Adramelech. La jeune femme n’était pas folle. Adramelech la tuerait en un rien de temps si elle venait directement l’affronter. Elle avait donc été voir de puissants mages, des alchimistes de renom, pour confectionner un poison qui pouvait tuer les démons. On lui avait expliqué que les démons étaient généralement insensibles aux poisons pour deux raisons. D’une part, leur instinct leur faisait ressentir presque n’importe quel poison, et, d’autre part, leur constitution exceptionnelle permettait d’annihiler n’importe quel empoisonnement. Partant de là, empoisonner un démon semblait relativement impossible.
*Mais ça ne l’est en réalité pas tant que ça...*
Ivy avait réussi à confectionner un poison. Il était fait avec une goutte d’un nectar qui tuait n’importe quel démon, surtout maléfique : la goutte de sang d’un Archange pur. La goutte avait été diluée dans un solide alcool.
« Et vous êtes sûr qu’un démon ne sentira pas le poison ?
- Vous l’avez bien vu quand je l’ai essayé devant ces cerbères... Le cerbère est l’un des démons ayant le flair le plus sensible qui soit... S’il avait senti la goutte de l’Archange, il aurait paniqué. Je ne suis pas un alchimiste de pacotille, moi, Madame.
- Ce breuvage tuera donc n’importe quel démon ?
- Et bien... Pas exactement, avait répondu, contraint l’homme. Si le démon est puissant, il n’est pas sûr que la mixture puisse le tuer. En revanche, elle l’affaiblira et le fera souffrir, ça oui... C’est la goutte d’un Archange saint qu’il y a là-dedans... Bien des vampires fantasment sur cette liqueur, mais, ce qu’ils ignorent, c’est que ce sang est tellement pur qu’une personne impure y portant ses lèvres y succombera instantanément...
- Une personne pure ne souffrira donc pas ?
- Et bien... En théorie, non... »
Une arma fatale... Ivy n’y avait pas goûté, ayant des appréhensions. Elle avait toujours pensé agir pour la bonne cause, mais elle avait parfois attaqué des gens, manqué les tuer, les avait transformé en esclave, et avait accompli, en définitive, bien des infractions... Elle boirait sûrement ce breuvage avec Adramelech, et elle s’était dit qu’il était trop tard pour reculer. Elle était prête à se sacrifier pour venir à bout de ce fléau...
*Du moins, j’espère ne pas flancher...*
Ivy avait réussi à obtenir un rendez-vous avec le démon, et elle savait qu’il le recevrait. Non seulement parce que sa secrétaire avait accepté, mais aussi parce qu’un homme ne refusait jamais de voir Poison Ivy en face. Les hormones, tout ça... Elle se rendit dans l’un des nombreux ascenseurs de cette tour colossale, et se retrouva vers le derniers étages, où elle ne tarda pas à tomber sur une accueillante secrétaire. Outre son tailleur, Poison Ivy portait également une petite mallette noire contenant des documents et sa bouteille d’alcool empoisonnée.
« Veuillez attendre dans la salle d’attente, Madame, M. Adramelech vous recevra sous peu... »
Ivy la remercia silencieusement, essayant de dissimuler son trouble. Elle entra dans une agréable salle d’accueil. La secrétaire finit par revenir.
« M. le Directeur est prêt à vous recevoir, Mlle Isley...
- Très bien » fit cette dernière d’un ton autoritaire, de femme d’affaires influente.
Elle devait rentrer dans la peau d’une Tekhane. Une Tekhane ne considérait pas un mâle comme son égal, peu importe la classe sociale. Elle darda donc sur la secrétaire un regard suspicieux, l’air de dire : « Mais comment pouvez-vous accepter d’être l’esclave d’un homme ?! » Cette dernière ne répondit nullement à ces allusions, et finit par conduire Ivy dans un immense bureau. Il était richement décoré, et elle se demanda si ce n’était pas des sortes de trophées de guerre, une manière de montrer toutes les civilisations qu’il avait aplati. Les chasseurs faisaient ça, après tout, en empaillant les bêtes qu’ils tuaient. Elle parla la première :
« M. Adramelech, je vous salue. Je suis Mlle Pamela Isley, responsable marketing de NanoKos. »
NanoKos était sa couverture. Si Adramelech faisait des recherches, il verrait que NanoKos était une société spécialisée dans la nanotechnologie. Une société fictive, mais Ivy avait mis des semaines à créer cette société artificielle, s’entourant de complices féminins qu’elle avait séduit avec ses phéromones. Il pourrait même trouver un numéro envoyant vers le service clientèle de la société, où il tomberait sur une fausse opératrice. La couverture lui semblait parfaite, et elle enchaîna rapidement :
« Je viens vous voir pour solliciter un partenariat commercial entre ma société et la vôtre... Celle qui est implantée sur cet autre monde qu’on appelle la Terre. »
La partie était lancée. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’Ivy saurait se montrer bonne joueuse.