De jour comme de nuit, le quartier de la Toussaint n’était pas franchement un quartier recommandable. De jour, on pouvait parfois, dans certaines allées, sentir la gloire d’une ancienne époque, un quartier beau, tendre, où les petites ruelles et allées faisaient office de passade romantique. Oui, de jour, il arrivait parfois qu’on puisse sentir ce passé lointain et reculé. Lorsque la nuit s’abattait, le vrai visage du quartier de la Toussaint se révélait. Un endroit fait de pourriture, d’échoppes fermées, de petits commerçants exploités par des gangs de rues, où la police hésitait à rentrer dans certains quartiers. Ce n’était pas vraiment une zone de non-droit, ni un bidonville, mais ce n’était pas non plus le genre de lieu qu’on affichait sur une carte postale.
Dans les méandres des quartiers et des rues, au milieu des immeubles abandonnés et des squats de junkies, des bâtiments lugubres se dessinaient. Il y avait cet hôtel, dont les lettres violettes fluorescentes clignotaient paresseusement, comme deux ampoules sur le point de périr. Dès qu’on entrait dans cet hôtel, l’odeur de moisissure vous agressait les poumons, odeur renforcé par les couches de fumée qui avaient imprégné ces derniers, laissant, au milieu des lézardes et des murs délavés, des tâches noirâtres. Un lieu merveilleux. Il n’avait pas de nom, mais on le surnommait généralement, avec cette imagination propre au monde de la rue, la « Taupière ». Rayne peinait à comprendre l’origine d’un tel surnom, mais, pour être honnête, elle n’en avait strictement rien à faire. Après cette soirée, il était toutefois probable qu’on renomme dans le milieu cet endroit par un nom qui évoquerait plus le rouge.
Elle enquêtait depuis plusieurs semaines dans ces taudis, cherchant des traces d’une secte, qui, comme toute secte digne de ce nom, avait choisi un nom suffisamment pompeux pour comprendre instantanément qu’on avait affaire à de doux dingues : la Confrérie de Nostradamus. Nostradamus était tout simplement ainsi que s’appelait leur Guide spirituel, selon les informations que Rayne avait recueilli chez certains membres. Elle doutait qu’ils aient menti sur ces éléments-là. La Confrérie n’était pas une secte comme les autres, ce qui expliquait pourquoi Rayne la pourchassait. Nostradamus n’était pas qu’un simple baratineur cherchant à se faire de l’argent sur le dos de crédules désespérés. Il était un peu plus dangereux. C’était un vampire, et pas le genre à être sympathique. Un vampire qui pratiquait les arcanes de la magie noire, notamment par le biais de l’invocation. L’hôtel était un trou à rats qui servait de couverture. Officiellement, Nostradamus, sous un patronyme qui faisait moins fantasque, dirigeait une société rachetant des immeubles à Seikusu pour s’enrichir en y installant, soit des habitations, soit des salons de jeux. La « Taupière » dissimulait toutefois dans ses caves une espèce de petit temple, qui était le lieu de réunion de la secte. Et, ce soir, ils comptaient se réunir.
Tout naturellement, Rayne avait donc décidé de leur rendre une petite visite. Elle portait l’une des longues robes des membres de la secte, donnant aux quelques gardes qui n’étaient pas drogués, défoncés, ou occupés à dormir dans les escaliers de l’hôtel, les mots de passe et les clefs permettant de rejoindre la secte, informations qu’elle avait récupéré chez un membre de la secte… Ou ex-membre, plutôt, vu ce qu’il restait de lui. Rayne emprunta un ascenseur ancestral, l’amenant dans des couloirs miteux, mais où personne n’était avachi dans les couloirs. La cérémonie avait déjà commencé, et elle entendait la voix de stentor de Nostradamus. Rayne s’avança le long d’un couloir longeant la grande pièce où les membres de la Confrérie étaient réunis. Au sein de cette secte, il y avait plusieurs rangs. Le jeune membre était un Novice, et on trouvait au-dessus les Initiés. Comment passait-on de Novice à Initié ? En subissant une petite transformation… Si les informations de Rayne étaient exactes sur ce point.
Elle rejoignit sans problème un demi-cercle de fidèles, chacun dans de longues robes. De longues et discrètes bougies brûlaient dans les coins, répandant une odeur d’encens dans une pièce assez sombre, gothique. Il y avait au centre, sur une estrade, un autel concentrique, avec, devant, le corps élancé de Nostradamus. Torse nu, l’homme tenait un poignard dans la main, tandis que quelques Novices avaient eu l’immense honneur d’amener la sacrifiée. Une femme apparemment volontaire, même si on pouvait soupçonner qu’elle devait légèrement être droguée. Nostradamus se mit à parler d’une voix forte :
« Satan ! Asmodée ! Belzébuth ! Loki ! Lucifer ! Cthulhu ! Sha ! Du sang, du sang pour vous honorer, Dieux de la Négation ! »
Dans un sourire dément, Nostradamus enfonça le poignard dans sa poitrine, et le déplaça rapidement sur sa peau, sous les prières silencieuses des fidèles, répandant les noms des différentes divinités invoquées par Nostradamus. Sous son couteau, son sang se mit à couler dans l’autel, et ce dernier se mit à rougeoyer. Rayne comprit instantanément avoir affaire à de la magie noire, à une invocation basée sur le sang. Si elle se souvenait des cours de Brimstone, Nostradamus mélangeait son sang pour indiquer qui possèderait le démon. Il se mit à parler dans une langue ancestrale, indescriptible, imprononçable, aux accents tranchants, saccadés, aux intonations fortes et profondes. Une langue interdite aux hommes, la langue des démons. Une fumée écarlate se mit à grossir de l’autel, tandis que la large blessure de Nostradamus se refermait. Rayne, de son côté, se déplaçait tranquillement vers la sacrifiée.
« Il nous entend, et il Nous répond ! Loué soit la Bénédiction du Puissant ! Que le Chant des Seigneurs Noirs, la Mélodie de la Négation, emplisse nos oreilles ! Qu’on amène le Sang Pur, le sang vertueux, et que de ses os naissent le Grand Guide ! »
Ayant dit cela, les Novices poussèrent la jeune femme, qui en tomba par terre, s’écrasant devant les marches de l’autel, sur unt apis rouge. Rayne continua à avancer, sentant ses lames la démanger.
« Qu’on chasse les Infidèles, maintenant ! Il ne veut pas des hérétiques ! »
La main de Nostradamus s’abattit alors sur les quatre Novices. Des langues de feu noirâtre jaillirent de ses doigts, et les Novices poussèrent des hurlements de douleur et de terreur en sentant le feu s’entourer autour d’eux, comme des espèces de terribles lianes, calcinant leurs chairs. Voilà au moins qui confirmait que Nostradamus était bel et bien un mage.
« Les hérétiques ! clama-t-il d’une voix hystérique. Chassons les hérétiques, les hérétiques, les hérétiques ! »
La masse des Initiés s’écarta alors, et des mains poussèrent Rayne, l’envoyant au centre de l’assistance, à côté de la sacrifiée. Surprise, Rayne ne manifesta aucun mouvement de panique, tournant la tête. Elle avait visiblement été un peu moins attentive que prévue.
« Une souris au milieu d’une bande de chats, rigola Nostradamus. Mais les rongeurs ne sont pas admis ici !
- Une souris ? répliqua Rayne en retirant sa robe et son masque. Je préfère dire que je vais vous botter le cul, tout simplement, mes chéris. »
Un nouveau sourire traversa les lèvres de Nostradamus. Rayne, de son côté, constata que la sacrifiée était une pauvre lycéenne, ce qui la fit soupirer.
« Tu ferais mieux de jouer à la poupée, plutôt que de voir ces types-là, petite, lâcha-t-elle.
- Je sens en toi le Sang d’un Puissant, Dhampir. Mais tu n’es qu’une moitié, faible, une erreur de la Nature, une abomination envers les Dieux de la Négation !
- Oh oui, je sens qu’on va s’amuser toi et moi.
- Silence, sale pute ! »
S’énervant, Nostradamus tendit la paume de sa main, envoyant une décharge d’air. Rayne décolla du sol, et s’écrasa quelques mètres plus loin, roulant par terre, avant de lentement se redresser, tandis que les Initiés commençaient à réagir. Elle constata alors que ce qu’elle pensait sur les Initiés étaient exacts. Elle vit des yeux démoniaques la fixer, des griffes se tendre, des sourires canins jaillir.
« Nous sommes tes supérieurs naturels, catin. »
Sans lui répondre, Rayne se releva, et remit son corset en cuir en place à hauteur de la poitrine, avant qu’un sourire ravi ne se dessine sur ses lèvres.
« Je sais. C’est pour ça que j’ai ramené mes amies », fit-elle en faisant jaillir ses deux longues lames recourbées.
Le premier vampire se rua vers elle, et la danse des lames et du sang laissa place à la plume.