(Il n'y-a pas de longueur maximale au flood atomique j'espère...)
Soudain je ne sens plus le sol. Je regarde mes pieds et me vois léviter, et mon corps sens les effets de la gravité s'émanciper. J'ai froid, j'ai mal, j'ai peur, je gesticule, je tente de m'accrocher à quelque chose, mais toute prise potentielle est déjà trop lointaine. Que se passe-t-il par tous les cieux, me dis-je, sans pour autant obtenir de moi de réponse claire. Et d’un coup je me sens propulsé. Non pas vers le ciel, ni vers la terre, ni dans quelconque des directions habituellement représentable. Je sens que je traverse bien plus que l'univers ne pourra jamais atteindre en longueur, en largeur, et même en durée. Le temps et l'espace perdent tout leur concret en l'instant, et moi...
Je suis dans une salle. Du moins ce que je prends instinctivement comme tel, par l'absence de courant d'air. C'est si haut, si sombre ; je ne vois ni mur ni plafond ; moi-même je me devine plus que ne me voie. Je suis à genou dans un écran de brume, seule matière un tant soit peu perceptible par les yeux. Est-ce l'enfer ? Où sont les flammes ? Est-ce le néant ? N'est-ce pas un peu trop respirable pour l'être ? Est-ce...
-Bienvenue dans les Limbes, Alexeï...
-Les Limbes ! J'allais le...
Je me relève précipitamment, à la recherche de la source de cette voix puissante et caverneuse, puis me tétanise, face à un vieillard encapuchonné, assis à quelques pas devant moi sur son trône d’os et de chair. Une présence maintenant si forte et omnipotente : comment ais-je pu ne pas le remarquer ? Il me scrute de ses yeux luisants d’une malfaisance probable.
-G…
-Alexeï, je me nomme Zyhtros le veillant, et je suis le grand gardien de la destinée suprême et incontournable régisseuse de l’univers.
Zyhtros… ce nom me dit soudain quelque chose. Quelque chose de terriblement ancien. Terriblement plus ancien que moi.
-Sais-tu pourquoi tu es ici ?
Je cherche, je cherche ; dans les tréfonds de ma mémoire, le nom de Zyhtros se répercute avec une profondeur insondable, tel l’écho de l’univers lointain…
-Mon dieu, vous êtes… vous… non. J’ai cru me rappeler mais en fait…
Un instant je crois voir dans les yeux de mon vis-à-vis un soupçon de trouble, puis m’aperçois qu’il n’en est rien. Ca ne doit pas être le genre de bonhomme qu’on peut troubler, même pas par la plus pathétique imitation de Michael Jackson qui soit. Il me répond, ou plutôt il parle à nouveau :
-Alexeï, il est temps...
-Hééé ?
-Il est temps pour toi de t’élever, et de prendre conscience de ta véritable destinée…
De sa main il décrit un arc de cercle, et en sort un étrange tourbillon de coloris désordonné, qui petit à petit emplis toute la pièce. C’est à ce moment là que j’émets pour la première fois l’hypothèse de la drogue. Les couleurs ne cessent de se mélanger, de se modeler, de s’enchevêtrer les unes sur les autres : elles me captivent, m’hypnotisent, elles dévorent tous les repères que je pouvais avoir conservé jusqu’alors.
Puis je marche. Le sol est rocailleux, accidenté ; le ciel est nuageux, cuivré ; l’horizon est coupé par de puissantes montagnes, et jusqu’à elles on ne trouve que quelques arbres morts pour végétation. Ce monde a quelques ressemblances avec ceux que je conçois, mais il n’est pas le mien. Même sous drogue, je ne m’imagine pas capable de le dresser. Mes pas tintent lourdement. Je m’entends, je me sens respirer, avec des poumons que je ne connaît pas. Ce corps me semble étranger. Je vois mon bras, recouvert d’une épaisse armure noire écailleuse. Par quel prodige est-ce que je la supporte ? Je vois mon autre bras, recouvert lui aussi, et ma main portant une arme blanche, sorte de hallebarde ou de lance. Je ne la quitte pas des yeux. Ce n’est pas une arme ordinaire, je le sais, et je le sens. Ce corps, cette arme, cette armure… le tout est puissant, vraiment très puissant. Et c’est une sensation jouissive.
J’entends d’autres bruits que les miens. Les bruits d’une foule, du tintement des armes, les cris de douleurs et de mort. Je ne m’en émeus pas. Je m’en rapproche, comme on va à la boulangerie, sans l’ombre d’une hésitation. Puis j’arrive au bord d’un fossé, au contrebas duquel s’entretuent des hommes. Non par dizaine ni centaine, ni même simples milliers ; leur nombre est, tout bonnement incalculable. On penserait presque que l’humanité tout entière s’était donnée rendez-vous pour un ultime bain de sang, au bon moyen des armes blanches moyenâgeuses. Je m’arrête, je les regarde, les considère, longuement ; et je viens à en déduire qu’ils me sont inférieurs. Non pas individuellement : tout l’organisme qu’ils constituent n’est que cloporte en rapport à moi.
Alors quoi je lève mon arme aux cieux, et je sens l’atmosphère s’alourdir. L’effet se fait sentir jusqu’en bas. Ceux qui n’ont pas d’adversaire à portée d’épée se tournent déjà vers moi, puis ceux qui finissent d’occire le leur les imitent, puis bientôt tout le monde me scrute. Dans le mouvement général plus personne n’ose me quitter des yeux. En fait je m’aperçois qu’ils ne me regardent pas. Ils regardent la roche à mes pieds, le nuage au dessus de ma tête, ou la montagne à qui je fais ombre. Tous craignent de me tourner le dos, et tous craignent de provoquer mon regard. Je m’entends ricaner, et m’entends penser. Je les méprise, tous autant qu’ils sont, et en même temps je leur en suis reconnaissant. Reconnaissant de la puissance qu’ils m’accordent par leur crainte. Et aussitôt je scelle leur destin. Je prends mon arme à deux mains et initie sa rotation au dessus de ma tête. C’est elle qui maintenant attire tous les regards. La rotation s’accélère, l’air se charge, l’atmosphère s’alourdit, la foule montre signe de panique. Les nuages qui nous couvrent se rapprochent. Ils s’accumulent, s’assombrissent, alors que l’air ambiant devient irrespirable. Pourtant je le respire. Je savoure ses bouffées comme on hume le fumet d’un plat de viande. Puis éclatent de mon arme les premiers éclairs, qui partent frapper quelques points hasardeux ici et là. Des gens en meurent, les autres s’affolent et tentent vainement de fuir. J’exulte, je ris à gorge déployée, je m’extasie de la furie que naît de ma lame. Les nuages au dessus de ma tête s’effondrent sur moi : ils sont maintenant noirs et débordant de foudre. Ils tombent, ils approchent, ils approchent ; ils sont sur moi, ils m’enveloppent…
Puis j’abats mon arme sur le sol et submerge le monde d’une lumière argentée et électrique, et m’assourdis de ses grésillements et des hurlements de mort. Et la lumière disparaît, et je me retrouve à nouveau dans les limbes, face au vieux Zyhtros pris d’un sourire espiègle.
-Je… que…
L’extase s’est tue, mais mes palpitations cardiaques demeurent, et je garde en moi une euphorie incontrôlable.
-Vous voulez dire que… tous ces trucs de malade que j’ai ressenti, sont…
-…Ta destinée. Tes pouvoirs. Ta place.
Je me contemple les mains. Pas d’armure noire écailleuse. Juste les mains de jeune lycéen qui sont les miennes depuis date.
-Je les ai déjà en moi ? Je ne me sens pas si différent.
- Je suis le grand gardien de la destinée suprême et incontournable régisseuse de l’univers. La tienne est telle que l’on me la fit garder, Ô Argamesh, bras du néant. Tel est ton nom véritable.
Argamesh. Le bras du néant. Je glapit de trac en m’entendant affublé d’un tel titre. Ce nom non plus ne m’est pas inconnu. Sans doute parce que c’est le mien, indiscutablement.
-Bien. J’accepte ma destinée. Transmet-là moi.
Zyhtros ricane tout en se levant, et je note que ce vieux croupi ne m’intimide plus guère.
-Je vais le faire Ô Argamesh, bras du néant. Si tu réussis l’épreuve.
Et là, c’est le grand stress qui s’empare de moi. Cette histoire d’épreuve ne me plaît pas du tout. C’est même assez horrifique : un peu comme si on nous apprenait qu’on allait passer le bac dans 5 minutes, mais en bien pire. Zythros fouille dans une de ses poches une pièce, la regarde pensivement, la lance, la rattrape, la regarde pensivement à nouveau.
-Voilà.
-Voilà ? Voilà quoi ?
-C’était ça l’épreuve. Et t’as perdu, Ô Alexeï le Misérable.
-Hein mais… j’ai même pas annoncé !
J’ai la soudaine impression qu’un camion m’est passé dessus. Zytros lève les yeux.
-Ecoute, c’est du hasard pur alors même en annonçant ça n’aurait pas accru tes chances.
-Non mais vous blaguez ?! … Ecoutez, si c’est une question d’argent on devrait pouvoir s’arranger.
-Ce n’est pas une question d’argent.
-Alors quoi ? Il faut que je suce ? Je peux le faire sans problème !
-Ce n’est pas une question de suçage non plus.
-Mais merde, vous avez dit que c’était ma destinée ! Immuable et compagnie !!
-Oh oui. C’est vrai. C’est ta destinée.
Il plonge son regard au travers de ses pieds décharnés.
-Oh et puis, à quoi bon être grand gardien de la destinée si c’est pour toujours se plier à ses exigences hein ?
On peut supposer un ton amusée derrière les kilomètres de grottes par lesquelles cette voix rebondissait avant de surgir. Aussi souris-je légèrement.
-C’est sûrement vrai. Ce qui veut dire que vous me donnez le pouvoir ?
Je suis sur le ton de la supplication. J’avais posé l’un de mes genoux au sol sans trop m’en rendre compte. Peut-être était-ce une erreur car il prend un temps fou à répondre. Il soupire. C’est quelque chose, le soupir du vieux bonhomme.
-Non. Tu comprends ce que tu veux comprendre, et tu m’énerves.
-Ah ouais mais je vous dis…
-Dégage.
Alors quoi je suis à nouveau propulsé aux travers des dimensions de la réalité, jusqu’à me joncher en ma position initiale. J’ai mal.
-Et merde !