Aaron! Appelle ta sœur, cria Selene aux garnements qui jouaient dans l'herbe près de la chaumière. Papa va bientôt rentrer et je veux que vous m'aidiez à préparer le repas.
Les deux enfants échangèrent un soupir et obéirent à leur mère en trainant les pieds. Ils rentrèrent dans la petite maison faite de pierres, de torchis et de chaume, sous le regard amusée de Selene. Aujourd'hui était un jour particulier pour elle, car elle s'apprêtait à mourir pour la première fois. Une expérience qui la marquera pendant toute sa vie.
La dénommée Selene était une belle femme aux cheveux bruns et aux yeux violines. Une malédiction du dieu Frey selon les prêtres qu'elle a consultée. Malheureusement, cette affliction s'est également transmise à sa fille et son fils. La jeune femme n'avait aucune idée de pourquoi le dieu de la fertilité l'avait maudit avant même qu'elle ne naisse, mais cela avait été la cause d'un rejet par les membres de son clan qui ne l'ont jamais vraiment acceptés. Pourtant, Selene était loin d'être la plus malheureuse ; elle avait trouvé un mari aimant qui lui avait donné deux enfants et un foyer. C'était bien au-delà des espérances et des ambitions d'une petite paysanne inculte comme elle.
Alors que Selene hissait un saut d'eau hors du puits, elle aperçut une silhouette se profiler à l'horizon. Automatiquement, un sourire commença à fleurir sur ses lèvres, mais il ne fit pas long feu car une deuxième silhouette apparut, puis trois... et quatre. C'était des hommes d'arme. Sales, fatigués et couverts de sang séché, il se dirigeait vers elle avec un air menaçant. L'un d'eux la héla.
Une bien jolie pouliche! Moi aussi à la place de ton mari j'aurais crié ton nom avant de crever comme une merde.
Selene sous le choc recula. Elle tenta de courir vers sa maison mais de grosses pattes crasseuses l'empoignèrent et la soulevèrent de terre. Se tortillant tant bien que mal pour essayer de se dégager, elle entendit un rire gras alors qu'une langue fétide se glissa dans son cou. La jeune fille hurla... et plus rien.
Selene n'arrivait pas à se souvenir de la suite. Il y avait un grand trou noir. Mais le pire c'est que c'était le cas pour beaucoup de ses souvenirs. A chaque fois qu'elle était en danger, c'était le vide absolu. Et plus on avançait dans le temps, plus Selene avait dû mal à se reconnaître. Elle paraissait plus froide. Ses réactions étaient désordonnées. Plus le temps passait et plus cette femme devenait incompréhensible. Elle se voyait pencher sur un berceau et... encore un trou noir. Ses souvenirs étaient parsemés de trous comme dans un gruyère. Jusqu'au moment, où elle rencontra un homme. Assise sur un banc, il l'avait rencontré alors que des enfants la tourmentaient. Ils avaient fini par s'aimer, se marier et... Mince encore un trou noir. Espérons que ce ne soit rien d'important. Bref, même si elle paraissait heureuse dans ses souvenirs, Selene ne se reconnaissait toujours pas dans ses crises de colères ou bien dans ses réactions disproportionnées. Elle était totalement dégoutée par cette femme qui cherchait un moyen de... tuer ses enfants? C'est totalement absurde. Ce n'est pas elle. C'est impossible que ce soit elle. D'ailleurs, elle n'avait pas eu d'enfant avec cette homme, ce Kamui. Selene fut cependant rassurée qu'il n'y ait aucun trous noirs dans les souvenirs qui suivirent. Elle les parcourut sans interruption jusqu'à ce qu'elle voit Kamui lui dire qu'il allait effacer sa mémoire. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi, mais si elle l'aimait, elle devait lui faire confiance non?
Aussitôt, le présent se joignit au passé. Elle avait cesser de regarder ses souvenirs maintenant. Elle n'était plus passive et pouvait contrôler son corps, mais était-ce vraiment le sien? Puisque cette femme qu'elle avait été pendant tous ces siècles, ce n'était définitivement pas elle. Là-dessus, elle était catégorique. Selene était peut-être une jeune idiote sans prétention mais elle n'a jamais été orgueilleuse, violente ou manipulatrice. Ça ne lui ressemblait tellement pas.
Soudain, Selene écarquilla les yeux d'horreur en voyant l'homme qu'elle aimait se transpercer la poitrine. Elle resta un instant pétrifiée, puis réceptionna l'homme avant qu'il ne s'écroule sur le sol et n'aggrave sa blessure. Elle ignora totalement ses paroles qui lui demandaient de fuir. Il n'avait aucune raison de lui faire du mal puisqu'il l'aimait. Son geste était incompréhensible mais ce dont elle était certaine c'est qu'il fallait enlever cette arme. Kamui était immortel, c'était dans ses souvenirs. Elle n'avait qu'à retirer le sabre. La jeune fille n'avait jamais apprécié ces armes faites pour tuer mais là c'était différent. Elle empoigna fermement le manche et tira d'un coup sec pour extraire la lame qu'elle jeta ensuite comme un vieux poisson pourri.
Je suis désolé, je suis désolé, dit-elle en berçant son mari, totalement horrifiée à l'idée de lui avoir fait mal.
Elle sanglota un instant, même si elle savait que Kamui vivrait. Elle ne supportait pas le sang. Sa seule odeur lui donnait la nausée, mais elle se força à être courageuse, attendant simplement que son amour lui dise qu'il va mieux.
Oui, Selene était belle et bien morte. La femme qui avait pris sa place n'était pas elle, ou du moins, pas totalement. Disons que ça aurait pu être elle si elle n'avait jamais été traumatisée par les viols, la guerre et le meurtre. Le problème n'est pas de savoir si la nouvelle Selene risque d'être mieux que l'ancienne. Ça, c'est presque une certitude, mais ça n'enlevait rien au fait que ce soir Selene avait disparu pour toujours.