☩Le Jugement Oublié☩
Le pas de Tsaphkiel résonne dans les couloirs d’albâtre du Palais Divin, aussi clair et tranchant qu’un glas suspendu entre deux mondes. L’air, d’ordinaire empli de prières murmurées et de musique angélique, semble s’être figé à son passage. Ses ailes, déployées dans toute leur majesté d’ombre et de lumière mêlées, effleurent les hautes colonnes gravées de constellations anciennes. Son armure d’or ancien, polie à la perfection, scintille sous les lueurs ambrées des lampes célestes. À sa hanche, son épée longue, équilibrée, presque vivante, résonne d’un bourdonnement léger, comme si elle pressentait la tempête.
Dans sa main droite, le tube d’albâtre veiné de rubis pulse d’une chaleur sourde. Le sceau a été rompu, tout en lui criant la trahison. Une sentence a été prononcée sans lui. Un Jugement tenu dans l’ombre. Et un nom gravé dans la flamme du bannissement :Anéa.
Son pas s’arrête devant les grandes portes dorées des appartements jumeaux. Une odeur capiteuse s’en échappe : ambre, encens et chair échauffée. Un silence hésitant, puis un son étouffé… un soupir.
Tsaphkiel ferme les yeux une seconde, et son aura se contracte, vibrant dans l’air comme un orage contenu. Les lourds battants s’ouvrent sans qu’il ait besoin de les toucher.
Les lambris de nacre et les drapés opalescents révèlent une scène qu’aucune prière ne saurait absoudre.
Métatron et Sandalphon, les jumeaux de la Parole et de l’Harmonie, s’enlacent, trop étroitement, trop langoureusement, sous la lumière douce des halos suspendus. Leurs mains glissent sur des courbes d’or et de peau. À leurs pieds, un ange mineur, attaché par des rubans de lumière, détourne le regard, tremblant sous la honte et la fascination.
Le parfum de leurs péchés flotte dans l’air : musc divin, ambre brûlée, nectar d’hélianthe.
Un silence tombe.
Et Tsaphkiel, debout dans le seuil, est l’incarnation même du Jugement muet.
“Je vois que la pureté du Ciel a bien changé.
Sa voix, calme et basse, fend la pièce comme une lame tirée du fourreau. Les jumeaux se séparent d’un sursaut, tentant de redresser leurs tuniques. Métatron, le premier à retrouver contenance, se pare d’un sourire angélique, trop lisse.
—Prince des Trônes… votre arrivée n’a pas été annoncée.
“C’est vrai,” répond Tsaphkiel sans hausser le ton. “Puisque vous avez jugé bon de me tenir à l’écart de vos petits jeux. Même des Jugements Divins.”
Il pose lentement le tube d’albâtre sur la table de cristal. Le bruit sec du contact résonne dans la pièce comme une condamnation.
“Pourquoi Anéa ?” demande-t-il enfin.
Sa voix n’est plus qu’un souffle, mais la lumière vacille.
“Pourquoi la meilleure guerrière que vous ayez eue ? Pourquoi celle qui a versé son sang pour défendre la frontière du Firmament ?”
Métatron baisse légèrement les yeux, feignant la réflexion. Sandalphon, lui, s’avance d’un pas, les lèvres retroussées d’un sourire doucereux.
— Elle a fauté. Elle a aimé. Et l’Amour est la plus belle des corruptions.
“Et moi ?” souffle Tsaphkiel, ses prunelles se durcissant. “Moi qui porte les ténèbres dans mes ailes alors qu’Il m’a créé ainsi !”
Un frisson parcourt la pièce. L’ange attaché détourne le regard, priant en silence pour que le ciel ne s’effondre pas.
Les jumeaux se figent. Ils savent. Ils se souviennent. Le Prince des Trônes est l’unique ange dont les ailes furent teintées par le Fragment lui-même. Le Témoin. Le Gardien du Sanctuaire originel. Même si Tsaphkiel ne s’en souvient pas. Et il est celui qu’ils n’ont jamais pu soumettre.
Tsaphkiel s’avance, chaque pas résonnant comme une sentence.
“Vous me cachez un Jugement. Vous mentez au Firmament. Vous profanez le rôle même que vous prétendez incarner.”
Métatron se crispe, Sandalphon pâlit.
Le silence s’étire, oppressant.
Puis, dans un souffle tremblant, Métatron parvient à articuler :
— Nous… nous pensions que cela ne te concernerait pas, Tsaphkiel. L’ordre venait d’En-Haut.
“D’En-Haut,” répète l’Archange avec lenteur, une ombre glacée dans la voix. “Alors dis-moi… qu’est-ce qui est plus haut que le Prince des Trônes ?”
Un battement d’ailes, ou peut-être le bruit de leur honte.
Tsaphkiel recule d’un pas, son regard de bronze fixant les deux frères.
“Gardez vos secrets, mais souvenez-vous-en : si l’Harmonie chancelle, c’est moi qui la relèverai. Pas vous.”
Il tourne les talons, laissant derrière lui le parfum entêtant de leurs fautes et le silence pesant de la peur.
Le tube reste sur la table, comme un rappel que le Ciel aussi peut saigner.
Dans le couloir, la lumière semble plus froide.
Méniel attend, immobile, à distance respectueuse. Il ne dit rien d’abord, observant le visage fermé de son Maître.
Puis, dans un murmure doux et mesuré :
J’ai déjà pris les devants, Prince. Votre absence ne sera pas remarquée. Le Palais croira que vous méditez au Jardin des Échos.
Tsaphkiel incline légèrement la tête, reconnaissant ce zèle discret et fidèle. Les lourdes portes se referment derrière eux. L’ombre du Ciel, ce soir-là, paraît un peu plus dense. Les appartements du Prince des Trônes s’ouvrent sur un vaste espace de marbre et de lumière, suspendu entre ciel et infini.
L’air y est pur, presque immobile, et l’odeur familière des lampes à huile, cerise noire, bois de santal et une note mentholée, flotte doucement, emplissant chaque recoin de sa chaleur tranquille.
Mais ce soir, l’atmosphère semble trop ordonnée, trop calme… comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle.
Tsaphkiel y entre sans un mot. La colère, encore vibrante dans ses veines, se mêle à une amertume sourde. L’odeur du péché de Métatron et Sandalphon s’accroche à sa mémoire.
L’archange guerrière… déchue. Seule.
Cela tourne en lui comme un glas silencieux.
Le scribe, déjà présent, l’attend à quelques pas, les mains croisées sur une tablette de cristal. Il s’incline légèrement, un geste respectueux, mais empreint de gravité.
L’Archange dépose son épée et commence à retirer, pièce après pièce, son armure officielle. Les plaques d’or ancien résonnent d’un timbre doux, tandis que chaque symbole céleste s’éteint à mesure qu’il les détache. Le halo divin qui l’entoure se resserre, plus contenu, plus humain.
Méniel observe, silencieux, le geste méthodique de son Maître. Tsaphkiel, fidèle à son habitude, installe lui-même l’armure sur le mannequin de bois, veillant à la position exacte de chaque courbe et de chaque inscription. Les constellations gravées semblent luire une dernière fois avant de s’éteindre tout à fait, comme un ciel que l’on referme.
Ne reste bientôt qu’un homme, aux longs cheveux bruns profonds glissant sur ses épaules et son dos, et dont le regard mordoré conserve pourtant l’intensité des étoiles.
Méniel s’avance alors, tenant dans ses bras un ensemble soigneusement préparé : un costume noir aux reflets mats, une chemise prune, une paire de gants assortie, un boxer prune, une ceinture de cuir violet profond, des chaussettes noires, des chaussures italiennes, et une longue écharpe blanche duveteuse.
Je me suis permis d’adapter la coupe aux coutumes terrestres. Vous y serez à votre aise, Monseigneur.
Le ton du scribe est mesuré, mais ses yeux ne trompent pas : il s’inquiète.
Tsaphkiel acquiesce en silence et dépose la main sur son épaule, un contact rare.
“Tu as bien fait, Méniel.”
Le Prince des Trônes ferme les yeux, et un frisson parcourt son dos. Il inspire profondément, une fois, deux fois, puis, d’un mouvement lent, il rétracte la lumière. Ses ailes, immenses et souveraines, se replient sur elles-mêmes, comme avalées par le vide. Une douleur fulgurante le transperce. Ses genoux frappent le sol de marbre dans un bruit sec. L’air se charge d’une vibration douloureuse, d’un son presque métallique, semblable au cri d’un cristal qu’on brise.
Méniel s’agenouille aussitôt près de lui, sans oser le toucher.
Monseigneur… ?
Tsaphkiel halète, les doigts crispés contre le sol. La lumière sous sa peau pulse en rythme avec son cœur. Puis, lentement, le silence revient. Là où ses ailes se déployaient naguère, deux lignes argentées, fines et luisantes, marquent désormais sa peau, cicatrices d’un sacrifice volontaire. Il fera réapparaître ses ailes que lorsqu’il devra rétablir l’Equilibre parmi les siens.
“Je vais bien, souffle-t-il enfin. Ce n’est qu’un rappel."
Sa voix est rauque, mais ferme. Il se redresse, les mèches de ses cheveux collées à sa nuque par la sueur, et enfile lentement les vêtements terrestres préparés pour lui.
Le tissu noir épouse ses mouvements avec souplesse. La chemise prune glisse sur sa peau chaude, contrastant avec la pâleur de ses cicatrices. Il ajuste la ceinture, puis passe l’écharpe blanche, dont la douceur tranche avec le poids invisible de son gloire angélique.
Méniel tend la bourse d’argent terrestre.
Pour vos besoins immédiats. Et... permettez-moi un conseil, Monseigneur ?
“Je t’écoute.”
Attachez vos cheveux. En catogan. Les humains y verront un signe de distinction, non d’étrangeté. Mais gardez votre lame à portée, je vous en prie.
Tsaphkiel esquisse un sourire discret, presque amusé.
“Toujours prévoyant.”
Il attache sa chevelure d’un brun profond à la nuque, glissant ensuite l’épée longue dans son fourreau, contre son flanc gauche. La lame émet un tintement léger. Promesse muette de vigilance.
Le scribe, lui, reste immobile, le regard un peu voilé. Tsaphkiel s’avance alors, et pour la première fois depuis des siècles, il l’enlace brièvement, une étreinte franche, fraternelle, vraie.
Je vous ferai signe dès qu’un déséquilibre se manifestera. Puissiez-vous rétablir la Justice et l’Equilibre !
“Alors je n’ai rien à craindre. A mon retour je veillerai à t’élever d’un rang.”
Ils échangent un dernier regard. L’un empli d’admiration silencieuse, l’autre de reconnaissance profonde.
Une brise légère traverse les appartements lorsque Tsaphkiel franchit le balcon, et ses pas disparaissent dans une lumière nacrée.
☩La Chute Douce☩
L’air du monde humain le frappe comme une gifle tiède.
La lumière est plus basse, plus épaisse, saturée d’odeurs et de bruits. Tsaphkiel chancelle d’un pas, la gravité l’alourdissant d’un poids brutal, une densité étrangère à la légèreté du Ciel. Le pavé froid de la ruelle absorbe ses pas sans les rendre. Il reste immobile un instant, respirant difficilement, une main plaquée contre le mur de brique pour retrouver son équilibre.
Chaque battement de son cœur résonne dans son crâne. Les sons du monde humain affluent, le grondement lointain d’une voiture, un aboiement, un rire, un cliquetis métallique, le sifflement du vent entre les immeubles.
Puis viennent les odeurs.
Un torrent. La pluie récente, mêlée à la pierre et à la poussière.Les relents de gaz et de métal brûlé. Et par-dessus tout… les effluves vivantes, colorées, vibrantes : soja grillé, gingembre, huile de sésame, poisson fumé, riz chaud, pâte sucrée, ail et coriandre. Un monde de senteurs qui semble respirer à sa place.
Nausée.
Un instant, il croit défaillir. Ses sens, trop purs encore, trop célestes, refusent d’abord ce chaos. Mais il ferme les yeux, inspire lentement… et se laisse imprégner. La douleur du manque d’air se mue en apaisement discret. L’odeur du monde devient rythme, chaleur, vie.
Seikusu vibre, vivante, grouillante, insaisissable.
Son épée longue heurte doucement son flanc, tintement discret, presque rassurant. Sous son costume noir entrouvert, la chemise prune frémit à la moindre brise. Il avance lentement, ses cheveux attachés en catogan, le regard attentif, mesurant chaque pas comme s’il craignait que le sol ne s’ouvre sous lui. Les passants pourraient le prendre pour un homme presque ivre.
Tsaphkiel se laisse guider par le hasard, ou par quelque chose de plus haut, qu’il ne nomme pas encore. Une ruelle étroite, saturée de vapeur, s’ouvre devant lui : des stands de ramen, de yakitori, de okonomiyaki et de takoyaki s’alignent, exhalant des parfums brûlants et sucrés. Une voix féminine appelle des clients dans un japonais doux, ponctué de rires. Il s’arrête à un stand où la vapeur monte en volutes dorées.
La vieille cuisinière le salue sans surprise. Il hoche la tête, observe l’alignement des yakitori sur la plaque brûlante, hypnotisé par leur lente rotation. Il manque de parler en enochien Mais se reprend vite et utilise la langue du coin
“Trois.” dit-il d’une voix calme, son accent presque effacé.
La femme lui tend une barquette, un léger sourire au coin des lèvres. Le contact de la chaleur sur ses mains le surprend, presque douloureux, mais étrangement apaisant. Une chaleur simple, humaine. Il s’incline en remerciement, glisse quelques pièces, puis s’éloigne.
Ses pas le portent jusqu’à un parc. Là, les arbres bruissent doucement sous le vent. Il choisit un banc vide, ajuste sa lame pour ne pas qu’elle le gêne, et s’assoit. Ses doigts défroissent lentement un des yakitoris fumants, le soulèvent vers ses lèvres. La brochette brûlante lui arrache un sursaut et un sourire discret, le premier depuis son départ du Firmament.
Face à lui, sur le banc opposé, une jeune femme brune est déjà installée, une barquette différente entre les mains. La vapeur flotte entre eux comme un voile translucide. Un instant, leurs regards se croisent.
Et tout s’arrête.
Le bruit du monde, les odeurs, la lourdeur du corps… Tout s’efface dans l’ombre d’une réminiscence qu’il ne comprend pas encore.