Le surnom démonique la fait rougir aussitôt. Ghashbúrz lûgûrz « fleur de la nuit ». L'hybride n’y est pas habituée. Ses lèvres s’entrouvrent, ses yeux s’écarquillent une fraction de seconde. Ses joues prennent une teinte rosée, presque juvénile, incongrue sur son port d’ordinaire si maîtrisé. Elle baisse brièvement les yeux pour dissimuler ce trouble, mais un frisson la parcourt déjà lorsqu’il dégage doucement une mèche de ses cheveux en bataille. Le contact de sa main effleurant sa tempe est un éclair, et quand il dépose à son tour un baiser sur sa joue, elle doit se retenir de lever sa propre main pour venir caresser la sienne, ancrer ce geste. Ses doigts se crispent contre le bois de la table, lutte silencieuse pour ne pas céder.
Puis ses doigts frôlent les siens, par accident. Un contact infime, presque dérisoire… mais qui fait naître en elle une chaleur bien trop vive pour être ignorée. Son souffle se bloque, son cœur s’emballe. Elle voudrait reculer, mais son corps reste figé.
Et c’est alors qu’il se fit entendre.
La voix.
SA voix.
"Pauvre enfant… te voilà à trembler pour si peu ?" Le timbre d’Az’Kharel s’insinue dans son esprit comme une morsure. "Oublies-tu que tu m’appartiens ? Que ce pacte de sang, tu l’as lié à moi, pas à lui ?"
L'elfe ferme brièvement les yeux, crispant ses doigts.
"Tu crois aimer ? Quelle naïveté. Ce n’est qu’un reflet, une illusion née de notre lien infernal. Et si tu persistes à croire le contraire…" Une pause, lourde. Puis la menace, sifflée.
"… ton prochain duel rituel sera une boucherie. Je ne t’offrirai aucune clémence. Je te briserai os après os, jusqu’à ce que tu rampes comme l’esclave que tu es."
Son cœur se serre, une ombre glaciale traverse son regard. Elle rouvre les yeux pour trouver ceux de Réo fixés sur elle. Trop proches, trop brûlants. Elle a envie de se jeter dans ce brasier, d’oublier l’ombre de son père et des enfers.
Ses lèvres s’entrouvrent… un mot, un aveu prêt à franchir la barrière de sa gorge. Mais la voix d’Az’Kharel résonne encore, plus douce cette fois, plus perfide :
"Si tu l’aimes, je le détruirai. S’il devient ta lumière, je l’éteindrai de mes propres mains."
La sang mêlé ravale ses mots. Sa main, qui avait presque trouvé celle de Réo, se referme sur elle-même. Elle recule d’un pas infime, imperceptible peut-être, mais suffisant pour lui rappeler qu’elle n’a pas le droit.
Et pourtant, ses yeux trahissent tout.
La peur.
La frustration.
Et ce désir insensé, interdit, qui ne fait que croître.
Quand le jeune homme ajoute qu’il lui fallait une occupation, L'Arcaniste refoulée l’observe de biais, un léger sourire aux lèvres : il ne sait pas rester en place… Cette énergie, ce besoin de faire, même dans la tendresse d’un petit-déjeuner, la touche. Elle incline la tête, un peu honteuse, quand il remarque sa tenue, ses cernes, ses cheveux en bataille. Il a raison. Elle ne dit rien, mais le silence, l’aveu muet de son hochement, parle pour elle.
Et quand sa main vient se poser sur la sienne, ses doigts se serrent doucement en retour, réflexe presque désespéré pour garder cette chaleur. Elle lutte. Tout son corps lui hurle de se jeter contre lui, de se lover dans cette présence rassurante, mais elle reste droite, fragile équilibre entre désir et retenue. Son cœur s’emballe pourtant lorsqu’il ajoute, le regard ancré dans le sien, que sa santé est importante pour lui aussi. Ses yeux violets sont graves, troublés, brûlants d’inquiétude. Elle détourne une seconde le regard, comme si c’était trop intense, puis y revient, aspirée malgré elle.
Chaque frôlement — leurs épaules, leurs mains qui se croisent en effleurant une assiette ou la théière — est comme la danse d’un colibri qui butine une fleur : rapide, léger, mais vibrant d’une énergie qui pulse jusque dans son ventre. Elle inspire plus fort qu’elle ne le voudrait pour calmer les battements désordonnés de son cœur.
Quand son ancien patient l’interroge sur le pacte, la soigneuse ne répond pas par des mots. Lentement, elle tire le petit sachet de soie écarlate qu’elle avait préparé et le pose devant lui. Ses yeux se plantent dans les siens, silencieuse, laissant l’objet parler pour elle : voici ma réponse, mes précautions, ma détermination.
Puis vient la phrase. Celle qu’elle n’attendait pas, celle qui la transperce :
« Et puis, j’aurai bien toutes les raisons du monde de tomber sous ton charme… tu es bienveillante, avenante et dévouée envers tes patients. »
Le souffle lui manque. Son cœur cogne, cogne, cogne contre sa poitrine, comme s’il allait éclater. Ses joues s’embrasent, elle rougit de tout son être, incapable de cacher que c’est bien la première fois qu’on lui fait une telle déclaration, aussi directe, aussi sincère. Elle baisse les yeux, joue nerveusement avec le bord de sa tasse, incapable de trouver une réponse immédiate.
Quand il se lève pour filer à la bibliothèque, Lya' le suit des yeux, muette, encore ébranlée. Ses lèvres tremblent d’un sourire timide qu’elle ne peut réprimer, même en le voyant se réfugier dans ses livres. Elle reste un instant immobile, puis finit son thé et son repas en silence, son regard glissant parfois vers la porte par où il est parti.
La propriétaire des lieux débarrasse ensuite la table, comme pour retrouver contenance, puis s’éclipse dans la salle de bains. La douche efface les brumes de la nuit, et quand elle reparaît, c’est une autre Lyadril qui franchit le seuil du bureau.
Sa robe fluide épouse sa taille avec souplesse, d’un violet profond, la même teinte que ses veines et ses ailes lorsqu’elle laisse parler sa nature démoniaque. Le tissu s’ouvre sur un décolleté mesuré, assumé sans ostentation, une élégance qui révèle plus qu’elle ne cache. Ses cheveux, cette fois, sont coiffés et laissés libres, sans les deux tresses fines qu’elle arbore d’ordinaire, cascades argentées aux reflets lunaires qui retombent jusqu’au bas de son dos.
Après plusieurs minutes de recherche, dans ses bras, un grimoire en langue démonique, relié de cuir sombre. Elle l’avance, le pose avec soin sur le bureau. Puis, sans un mot, elle saisit une chaise, la tire doucement, et vient s’asseoir à ses côtés. Assez proche pour que leurs épaules puissent encore se frôler.
Ses yeux glissent vers lui, timides mais décidés, comme pour dire : Cherchons ensemble.
Mais l’ombre ne s’éteint pas. Au fond d’elle, la voix d’Az’Kharel revient, plus nette, plus cruelle qu’avant, comme un fer chauffé à blanc qu’on fait claquer contre le silence :
"Tu crois pouvoir aimer sans payer ?"
"Ma fille... Si tu oses, je te briserai — mais pas tout d’un coup. Je te laisserai regarder. Chaînée, impuissante, tu verras chaque éclat de sa chute : je prendrai mon temps pour démonter l’homme qui te trouble, morceau après morceau, pour que tu comprennes à qui tu appartiens."
La menace est précise, vicieuse dans sa lenteur. Elle picturise l'horreur sans la nommer : chaînes, regard forcé, la démolition méthodique d’un homme aimé. Lyadril sent un froid profond lui ronger la colonne vertébrale ; c’est moins une image qu’une sentence. Son ventre se noue. La peau de ses avant-bras se hérisse.
Pour un instant, l’idée même de ce supplice lui arrache un gémissement muet. Sa main se referme sur la tranche du grimoire, les jointures blanches. Elle a la vision, fugace et terrible, d’être enchaînée, contrainte d’observer le monde de celui qu’elle aime s’effriter sous la main d’un général infernal qui savoure la lenteur.
Mais la peur se mue aussitôt en colère sourde. L’image d’Az’Kharel qui l'humilie, qui use de la souffrance d’un autre pour l’écraser, réveille en elle une détermination froide. La jeune femme presse le dos du grimoire, comme si ce geste pouvait chasser la voix. Ses doigts effleurent la couverture — pas pour appeler la peur, mais pour puiser un ancrage.
Lyadril tourne alors le visage vers Réo. La menace flotte encore, mais entre eux deux une autre chose existe, plus ténue peut-être, mais réelle : un fil de défi. Tant qu’il est là, pense-t-elle, elle refusera d’être réduite à un témoin impuissant. Tant qu’il est là, elle se dressera contre les ombres.