- Aurë entuluyva Lyadil, pedin le na im na vedui, bain nathad na-nadad. (Bonjour Lyadil, j'espère que vos songes ont été paisibles)
"Goheno nin, estannen nadad lín adui, Réo." ("J’espère que tes lectures ne t’ont pas trop causé de difficultés, Réo.")
Les mots en elfique claquent dans l’air comme une résonance inattendue. Ses yeux se fixent sur lui, écarquillés un instant, incapables de masquer l’étonnement. La langue de ses ancêtres, qu’elle croyait à l’abri de toute intrusion, franchit ses lèvres à lui avec une aisance déconcertante. Sa première pulsion est la suspicion, presque la méfiance : comment a-t-il pu assimiler si vite ce qu’elle-même chérit comme une part intime d’elle ? Mais aussitôt, une autre chaleur monte en elle, un mélange de fierté secrète et d’un trouble plus intime, qu’elle refoule derrière un port altier.
La propriétaire des lieux détourne brièvement le regard, comme pour couper court à cette contradiction qu’elle n’a pas envie qu’il lise dans ses prunelles. Elle se redresse, sa main frôlant, sans faire attention, l'épaule et l'omoplate du jeune homme avant de venir croiser les bras sous sa poitrine, cherchant à rétablir l’équilibre glacé de leur relation. Pourtant, lorsqu’il se lève maladroitement, s’étire et s’excuse, ses yeux reviennent malgré elle vers lui, happés par ce contraste irritant et fascinant : l’effronterie de sa fouille et l’attention qu’il a portée au carnet, la désinvolture de son bâillement et l’élégance inconsciente de ses gestes.
Un sourire imperceptible menace ses lèvres, qu’elle chasse aussitôt en pinçant la bouche. Sa voix se veut ferme, mais elle tremble d’une nuance subtile qu’elle ne parvient pas à effacer :
"Tu as de l’audace, Réo… fouiller où tu n’es pas convié, puis me répondre dans ma langue comme si elle avait toujours été la tienne."
Elle marque une pause, ses yeux verts s’attardant sur lui un peu trop longtemps, avant de conclure plus bas, dans un souffle qui a presque l’intensité d’une confidence :
"Tu me surprends… et c’est une chose rare."
Sans attendre sa réponse, la demi démone l’entraîne vers la table du salon principal, s’efforçant de retrouver la rigueur qu’elle s’impose. Mais lorsqu’il prononce une bénédiction en elfique sur le repas, ses doigts se crispent fugitivement sur la tasse de thé, et son cœur cogne plus vite qu’elle ne l’aurait voulu. Elle baisse les yeux, dissimulant le trouble sous une sobriété forcée. Pourtant, le silence qui s’installe à la table n’a plus la même nature que la veille : il est chargé d’une tension nouvelle, tissée de défiance et de respect mêlés, comme un fil invisible qu’elle n’ose pas trancher.
Le vœu en elfique franchit les lèvres de Réo, limpide, presque solennel. Lyadril reste figée, sa tasse entre les mains, le regard posé sur le liquide fumant. Son cœur bat trop vite, une pulsation insistante qui trouble le masque qu’elle s’efforce de conserver. Elle voudrait répondre, mais ses lèvres refusent de former les mots. Comme si en rompant le silence, elle coupait ce fil invisible qui s’est tissé entre eux, fragile et déjà trop brûlant.
Alors, pour s’échapper, l'herboriste se lève. Ses pas glissent jusqu’à une étagère où repose un ancien phonographe elfique, délicatement orné. Elle ajuste l’aiguille sur un disque finement gravé. Quelques notes s’élèvent aussitôt : une mélodie douce, entraînante, mêlant harpes et flûtes. L’air se remplit de cette cadence apaisante, comme une caresse subtile qui repousse le silence oppressant.
Revenue à table, Lyadril reprend sa tasse. Ses yeux s’ancrent dans ceux de Réo, et cette fois, elle cède. Sa voix, basse mais ferme, s’élève dans la langue maternelle :
"Hantale. Nai i mat nórëlyanna anwavea, ar auta le thand ennas i tirnenya."
("Merci. Je te souhaite également un bon appétit. Qu’il t’apporte l’énergie nécessaire pour suivre mon enseignement.")
Un sourire léger, presque imperceptible, effleure ses lèvres sans qu’elle en ait conscience. L’ombre d’une douceur qu’elle ne s’autorise jamais à montrer. Le repas se poursuit dans une atmosphère différente : moins de tension, plus de nuances, comme si la musique et leurs mots en elfique avaient ouvert une brèche discrète dans ses défenses.
Quand ils ont fini, Lyadril se redresse, lisse le tissu émeraude de sa robe. Sa voix reprend un ton plus neutre, mais une note bienveillante subsiste dans son timbre :
"Je vais te laisser un peu de temps pour te préparer. Tu me retrouveras dans mon bureau. La journée sera longue, et il te faudra des forces. Aujourd'hui je ferme exceptionnellement la boutique. Je vais y laisser un mot pour leur faire savoir où me trouver en cas de besoin absolu."
Elle débarrasse avec méthode, ses gestes précis mais plus souples qu’à l’accoutumée, presque fluides. Chaque assiette, chaque tasse retrouve sa place, comme si ranger l’espace lui permettait aussi de ranger ses pensées. Puis, sans un mot, elle saisit une chaise du salon et la transporte jusqu’au bureau.
Là, la lampe éteinte de la veille l’accueille avec son parfum de cire refroidie, alors l'hybride aère un peu la pièce. Sur le bureau reposent deux carnets. L’un, Réo l’a déjà découvert, le précieux vestige de sa mère qu’il avait pris soin d’écarter avant de sombrer dans le sommeil. Mais à côté de lui, posé avec une révérence silencieuse, gît un second manuscrit, plus ancien encore. Sa couverture de cuir sombre est marquée par le temps, et pourtant intacte, comme protégée par une attention invisible.
Ce carnet-là, Réo n’aurait pas pu le trouver. Car il dormait jusque-là derrière le tableau d’Elarinya et de son époux, cette peinture dont la moitié gauche, éclatante de douceur, s’oppose à la moitié brûlée et ténébreuse. Lyadril l’a tiré de sa cachette avant l’aube, hésitant longuement avant de le placer sur le bureau. Car ce n’est pas seulement un livre : c’est une relique. Le plus ancien traité d’Arcanes qu’elle conserve, et l’un des héritages les plus dangereux et sacrés de sa lignée.
La sang mêlé pose la chaise face au bureau, son regard glissant des carnets à la fenêtre où la lumière matinale filtre. Ses doigts se crispent un instant sur le dossier de bois, comme si elle cherchait encore à se convaincre d’avoir fait le bon choix en laissant cette relique accessible.
Lyadril reste un moment immobile, ses doigts serrés sur le dossier de la chaise qu’elle vient de poser. Le bureau, habituellement sanctuaire de solitude et de mémoire, lui semble soudain trop petit pour contenir le tumulte qui gronde en elle.
Son regard glisse des carnets à Réo. Le premier, celui de sa mère, il l’a trouvé seul, mais il a eu la décence de le préserver. Ce simple geste a fissuré sa colère, laissant filtrer une reconnaissance qu’elle s’obstine à taire. Le second, elle l’a sorti elle-même de sa cachette derrière le tableau. Un choix qu’elle s’étonne encore d’avoir fait.
Pourquoi lui ? Pourquoi cet étranger qui, hier encore, ne connaissait rien d’elle, se voit aujourd’hui offrir l’accès à l’un des héritages les plus jalousement gardés de sa lignée ? Une part d’elle se révolte. Lui confier ces écrits, c’est ouvrir une porte qu’elle s’est jurée de garder verrouillée, même aux siens. C’est prendre le risque de voir ses secrets manipulés, trahis, ou pire : dévoyés.
Mais une autre part, plus intime, plus insidieuse, murmure que c’est peut-être précisément ce risque-là qu’elle a besoin de prendre. Réo n’a pas fui. Il n’a pas reculé face à la tempête, ni face au poids de ses propres manquements. Il a choisi de se pencher sur ces mots obscurs, de lutter jusqu’à l’épuisement pour saisir ce qu’elle maîtrise depuis des décennies. C’est une maladresse touchante, un acharnement qui, malgré elle, lui inspire une fierté nouvelle : celle d’une future professeure qui voit son élève s’accrocher au-delà du raisonnable.
Lorsque son élève arrive, Lyadril détourne les yeux, crispant ses doigts sur le bois poli du bureau. Sa poitrine se soulève d’un souffle qu’elle ne parvient pas à retenir. Dans sa gorge, deux émotions contraires s’entrechoquent : le besoin instinctif de protéger ses reliques, et l’élan inattendu de partager ce savoir, non plus comme un fardeau, mais comme une transmission.
Quand l'instructrice relève les yeux vers lui, une lueur ambiguë traverse son regard vert : sévérité et tendresse entremêlées, comme si elle cherchait encore à décider si elle doit le repousser ou l’encourager.
Pourtant, une chose est sûre : désormais, la décision est prise. Les carnets sont là. La chaise est installée. Et dans le silence suspendu du bureau, Lyadril accepte pour la première fois de se tenir non pas en gardienne seule, mais en maîtresse prête à enseigner.
Lyadril s’assoit enfin sur la chaise qu’elle a installée, son dos droit, ses mains croisées devant elle. L’ombre du tableau d’Elarinya plane sur le bureau, témoin silencieux de cette transmission improbable. Elle observe Réo quelques instants sans rien dire, le laissant sentir le poids du lieu, du moment, du choix qu’elle vient de faire en déposant ces carnets devant lui.
Sa voix s’élève enfin, calme mais empreinte d’une solennité indéniable :
“Les Arcanes ne sont pas qu’une force que l’on manipule. Elles sont une trame. Elles parcourent tout ce qui vit, tout ce qui respire, tout ce qui brûle et se fane. Les comprendre, c’est d’abord apprendre à percevoir ce qui est déjà là, avant même de vouloir l’utiliser.”
Elle pose la paume de sa main sur le carnet ancestral, effleurant presque le cuir usé comme on le ferait d’une peau vivante.
“Ceci n’est pas un manuel. C’est une relique. Un témoignage de ceux qui ont marché avant nous. Tu n’en apprendras rien si tu n’apprends pas d’abord à écouter.”
La jeune femme se redresse légèrement, ses yeux émeraudes fixant ceux de Réo, scrutateurs, exigeants :
“Dis-moi, Réo… hier soir, dans ta lecture, as-tu ressenti autre chose que le sens des mots ? Un frisson, une lourdeur, une clarté soudaine qui ne venait pas seulement de ton esprit ?”
Elle laisse le silence s’étirer, comme une épreuve en soi. Puis, adoucissant à peine son ton :
“Ce que je veux savoir, ce n’est pas ce que tu as compris… mais ce que tu as ressenti. Car l’étude des Arcanes commence là. Sans cela, tout n’est qu’érudition creuse.”
Ses doigts se détachent du carnet et se croisent sur sa poitrine nue, dans une posture à la fois défensive et magistrale. Elle ne le dit pas, mais son regard le trahit : elle veut savoir si son acharnement n’était qu’une prouesse de volonté… ou s’il a véritablement touché, ne serait-ce qu’un instant, à la fibre invisible de ce que les siens appellent la Magie Vivante.
Lyadril incline légèrement la tête, comme si elle venait de sceller en elle-même une décision. D’un geste précis, elle ferme le vieux carnet, puis dépose devant Réo une simple bougie encore éteinte, qu’elle avait laissée sur le bord du bureau.
Sa voix tombe, basse mais ferme :
“Voici ton premier exercice.”
Elle pose ensuite sa propre main au-dessus de la bougie, sans la toucher.
“Les flammes ne naissent pas d’un claquement de doigts ou d’un caprice de volonté brute. La première étape n’est pas de vouloir… mais de sentir.”
Ses yeux se plissent légèrement, fixés sur Réo.
“Je veux que tu poses ta main au-dessus de cette bougie. Ne tente pas de l’allumer. Ne tente pas de l’imaginer enflammée. Écoute.”
Elle insiste sur le dernier mot, comme si ce simple verbe condensait toute sa méthode.
“L’air autour d’elle vibre déjà, invisible. La cire garde la mémoire des flammes passées. Tout objet porte une trace subtile, un souffle qui lui appartient. Si tu veux apprendre les Arcanes, tu dois commencer par percevoir ce souffle. Pas avec ton esprit, mais avec ton être.”
Elle se redresse légèrement, ses bras croisés à nouveau, mais ses yeux restent fixés sur lui avec une intensité presque implacable.
“Fais-le. Dis-moi ce que tu ressens, même si ce n’est qu’un souffle ou une absence. Mais mens… et je le saurai.”
Un silence s’installe, dense comme une chape. Lyadril ne cligne pas des yeux, laissant toute la gravité de son enseignement peser sur Réo. Pourtant, dans le repli discret de son expression, il y a aussi une lueur, un mélange de curiosité et d’une étrange fierté, comme si elle attendait de lui plus qu’il n’imagine encore pouvoir donner.