Sakura referma la porte de sa chambre d’un geste précipité, puis s’y adossa, les mains tremblantes.
Son cœur battait si fort qu’elle entendait à peine le calme revenu dans la maison.
Un rire nerveux lui échappa, avant qu’elle souffle, encore haletante :
"C’était… chaud."
Elle ne savait même plus de quoi elle parlait. La scène, la peur, leur intimité avec Tyffanie, tout se mélangeait dans sa tête. Elle glissa une mèche de cheveux derrière son oreille, cherchant un peu d’air, sans oser croiser le regard de son amie.
"Je… je suis désolée", finit-elle par murmurer.
Sa voix tremblait, un peu honteuse.
"Je n’aurais pas dû… t’entraîner à faire ça. À aller regarder. Ce n’était pas… correct."
Elle baissa la tête, tripotant nerveusement le bord de sa manche.
"C’est sûrement à cause du saké. Ou juste… du moment."
Un froissement de draps coupa court à ses pensées. Sur le lit, Kero roula sur le dos, bâilla si grand qu’on aurait pu compter ses dents miniatures, puis se redressa d’un bond, ailes ébouriffées, l’œil suspicieux.
"Hein ? Qu’est-ce que… Vous étiez où ? Pourquoi vous courez comme ça ? Il s’est passé un truc ?"
Il pencha la tête, reniflant l’air.
"Et pourquoi ça sent la fraise et… autre chose ?"
Sakura se figea, la main sur la poignée, comme une enfant prise en faute. Elle échangea un regard paniqué avec Tyffanie, puis secoua très vite la tête.
"Rien… rien du tout ! On… on parlait juste. Dans le couloir."
"À cette heure-là ? Et en courant comme si Clow avait sonné à la porte ?"
"Kero… soupira Sakura, mi-suppliante, mi-gênée. S’il te plaît."
Le petit gardien la fixa un instant, ses narines frémissantes. Puis, comme souvent, son intérêt bascula vers des préoccupations plus essentielles.
"Bon. Si vous le dites. Mais… vous avez terminé le fraisier sans moi ?!"
"Non ! répondit Sakura trop vite, la voix un brin aiguë. Non, non. Il en reste encore plein dans le frigo. ça doit être l'odeur de tout à l'heure. Tu n'as pas dormi si longtemps ... Promis."
Kero plissa les yeux, sceptique, puis d’un mouvement secoua ses ailes et alla s’asseoir au bord de l’oreiller, bougon mais déjà rassuré par la perspective d’une part au petit-déjeuner. Sakura, le souffle plus calme, s’avança enfin dans la chambre. Elle posa son front une seconde contre le montant du lit, comme pour y déposer toute la tension qui la traversait encore.
"Je vais… ouvrir un peu", dit-elle d’une voix basse.
Elle entrouvrit la fenêtre. L’air de la nuit glissa dans la pièce, tiède et chargé d’odeurs de jardin. Au loin, un train fila sur sa ligne, et le grondement doux des roues sur les rails lui donna une prise nouvelle, un rythme pour respirer. Sakura alla ensuite récupérer deux petites bouteilles d’eau qu’elle gardait près du bureau et en tendit une à Tyffanie, sans la regarder tout à fait.
"Bois un peu. Ça aidera… pour le saké."
Le silence retomba. On entendait le cliquetis discret de la bouteille quand Sakura en dévissait le bouchon, ses doigts encore un peu tremblants. Elle avala deux gorgées, puis reposa l’eau et se redressa. Son regard tomba sur un coussin renversé, une couverture à moitié au sol, les traces minuscules du désordre de leur retour précipité. Comme un réflexe, elle rangea, lissa les plis, replaça le coussin. Elle avait besoin de gestes simples.
"On devrait dormir, souffla-t-elle ensuite, comme pour clore la discussion. On a eu assez d’émotions pour ce soir."
Elle éteignit la grande lampe du plafond, le lampadaire de la rue diffusant, pour quelques minutes encore, une clarté douce. Les ombres habituelles de sa chambre reprirent leur place : la silhouette du bureau, la pile de coussins, la petite étagère où s’alignaient quelques rubans et des souvenirs. Elle se glissa sous la couette, remonta les couvertures jusqu’à son menton et resta un moment immobile, les yeux ouverts, le regard perdu dans la pénombre, tandis que Tyffanie la rejoignait.
Kero, qui n’avait pas bougé, la scrutait encore, l’air faussement sévère.
"Vous êtes vraiment sûres qu’il s’est rien passé ?"
"Kero…"
"Bon d’accord, bon d’accord. Mais demain matin, vous me racontez la fin de la soirée. Et je veux ma part de fraisier. Grosse. Très grosse."
Sakura eut un sourire reconnaissant, soulagée que l’attention dérive encore une fois vers la pâtisserie. Elle tendit son petit doigt.
"Promis, tu auras ta part."
Kero se pelotonna enfin au pied du lit, en boule. Le ronronnement quasi inaudible qu’il laissait parfois échapper remplissait la chambre d’un bruit de fond rassurant. Le battement précipité dans la poitrine de Sakura commença à ralentir. Elle inspira lentement, puis, au bout d’un long moment, eut un petit rire, presque timide :
"Mais quand même… c’était chaud, tu ne trouves pas ?"
Le mot, relâché dans le noir, n’avait plus la même nervosité qu’à l’instant. Il vibrait maintenant d’une curiosité amusée, un peu enfantine. Elle se tourna vers Tyffanie, un sourire esquissé sur les lèvres, presque invisible dans le noir.
"Enfin… je veux dire, eux. Mathieu et Thomas."
Elle marqua une courte pause, puis, sur le ton du jeu, comme pour alléger ce qui pesait encore au fond de sa gorge :
"Je prends Mathieu, d’accord ? Toi, tu prends Thomas. Ce serait bizarre, sinon ... "
Kero remua une oreille, sans relever, déjà à demi rendormi. Sakura se mordit la lèvre pour retenir un rire plus franc.
"Ça avait l’air de te plaire aussi, pas vrai ? "
Elle tira un peu sur la couverture, se dissimulant à moitié dessous, ne laissant dépasser que la pointe de son nez et ses yeux verts qui luisaient encore dans la pénombre. Le silence se réinstalla, plus doux. La fenêtre laissait entrer un filet d’air et les bruits de la nuit : un scooter lointain, le craquement discret d’une branche, puis rien que le souffle des trois occupants de la pièce. La dernière lueur s'éteint au dehors.
Sakura resta éveillée un peu, assez pour sentir que la chaleur dans ses joues s’apaisait, que les images trop nettes devenaient plus floues, comme vues à travers une pluie fine. Elle pensa à son frère, à Mathieu, et à la tendresse évidente qui unissait leurs gestes. Ça serrait un peu le cœur et, étrangement, ça le réchauffait aussi. Elle pensa à Lionel, comme une ombre qu’on aperçoit quand on éteint la lumière : lointain, silencieux, et tout à coup, moins certain. Elle resserra les bras autour de son oreiller.
"Demain… on oublie tout ça", murmura-t-elle plus doucement, comme une promesse faite autant à Tyffanie qu’à elle-même.
Elle eut alors un dernier réflexe : se redresser, juste assez pour aller poser, sur la table de chevet, son téléphone qu’elle avait gardé en main sans s’en rendre compte. L’écran s’alluma brièvement, éclaboussa la pièce d’une clarté blanche, puis s’éteignit. Elle le tourna face contre la table, comme on referme un carnet.
"Bonne nuit, Tyffanie, dit-elle presque dans un souffle. Et… merci d’être là."
Elle n’attendit pas de réponse. Ses paupières se fermèrent peu à peu, tandis qu’un dernier sourire flottait encore sur son visage, à mi-chemin entre la gêne et la nostalgie. Dans l’entrebâillement de la fenêtre, une étoile clignota, et la nuit, enfin, se posa sur la chambre comme une couverture légère.
Au pied du lit, Kero marmonna dans son sommeil :
"… très grosse part…"
Sakura étouffa un rire qui vibra contre l’oreiller. La vague d’émotions retomba, laissant derrière elle ce calme fragile qui ressemble aux lendemains. Elle se blottit un peu plus et, juste avant de glisser tout à fait, se surprit à penser qu’elles seraient bien, demain, à ne parler de rien d’important, de films, de jeux, de rubans, comme si la nuit n’avait été qu’un rêve nerveux. Mais aussi fort qu'elle voulut les repousser les souvenirs de la soirée tourbillonaient dans sa tête.