« Qu'est-ce vous foutez chez moi ? »
La première impression était toujours la bonne, et celle-ci, énoncée en des termes grossiers et équivoques, fut bonnement mauvaise. C'est en usant de ces mots, et avec un aplomb appuyé aux confins du scandale, que s'était remarquablement distingué l’animal. On l’eut pourtant cru dressé celui-ci, à jurer de son accoutrement, sapé qu’il était en majordome de seconde main ; c’était se méprendre de beaucoup sur le spécimen qui venait d’être imprudemment introduit en cour.
Il y avait comme péril dans la demeure alors qu’une calamité ambulante, qui ne payait pourtant pas de mine, fut si malencontreusement jetée dans la maison royale. Personne ne l’y avait tant jeté qu’il ne s’était préalablement incrusté. Malgré lui, cependant. En chien fou venu errer sans le sens des convenances à portée ou au loin, il s’était retrouvé là sans savoir comment, ou sans trop même à savoir pourquoi. Cela tenait à ses habitudes ; à son quotidien.
Accablé d’un maléfice prodigué par un dieu courroucé de ses forfanteries passées, Eugene Erik, aujourd’hui valet à ses dépends, perdait la mémoire des vingt-quatre dernières heures écoulées à chaque minuit révolu. Résultait de ce menu supplice un garçon plus étourdi et sot qu’il ne l’était déjà au naturel, découvrant le monde de nouveau chaque matin, s’improvisant des leçons de savoir-vivre très incomplètes avant d’aller au devant de sa journée. Peut-être entré par effraction dans le château – les rats y trouvaient bien leurs accès – il s’était logé une nuit fraîche dans un local réservé aux gens de maison. De bon matin, persuadé d’être levé où il habitait en croyant user d’une logique bridée par sa malédiction, il s’était habillé en se persuadant puiser parmi ses effets. Ainsi avait-il endossé l’habit de serviteur, avant de se pavaner dans les couloirs d’une demeure qu’il croyait sienne. Certains ne doutaient de rien ; c’était après tout le propre des imbéciles de ne jamais rien remettre en question. De quoi ainsi justifier le propos liminaire à son incursion dans la chambre. Ou, sinon le justifier, au moins expliquer ce culot avec lequel il invectiva une princesse de sang royal à peine l’eut-il en vue.
La réponse, succincte, lui parvint à revers, venue à son occiput plutôt qu’à ses tympans.
« T’aïe ! Avait alors réagi l’imbécile en tunique de loufiat quand dame Ann lui écrasa son poing contre l’arrière du crâne.
- Mais on l’a trouvé où celui-ci pour être si… elle prit sur elle de se ressaisir, afin de ne pas perdre contenance comme le lui intimait son rang. Une autre bravade de cet acabit, et on te fléchera le chemin de la potence, mon garçon. C’est un privilège d’être valet auprès d’une si prestigieuse famille royale, il y a des abus qu’on ne peut se permettre. »
Confirmé dans son rang de subalterne, revenu de ses grandes illusions de châtelain, Eugene avait été ramené à sa place. Quelle qu’elle fut d’ailleurs, car il n’était en réalité pas plus valet qu’il n’était roi. Ballotté par les circonstances, son sort dépendait des malentendus qu’il suggérait par ses présences inopinées.
« Ça va, ça va, j’ai compris. Se protégeait-il le visage de la zélée suivante. Je… je faisais de l’humour. Je brisais la glace. Parce que l’hiver, tout ça. T’aïe ! Mais arrêtez !
- On ne plaisante pas ici, on obéit aux ordres. On obéit promptement, sans faute et en silence.
- En silence, c’est noté, je dis plus un m… t’aïe !
- En silence ! »
Trop volubile pour son bien, et surtout pour les nerfs de qui devait l’entendre jacter incessamment, le silence avait sur Eugene les attributs d’un poison qu’il ne savait souffrir trop longtemps. Ann, parce qu’elle était affairée à d’autres tâches nécessitant sa supervision et son expérience, quitta les appartements de la reine après qu’elle crut le sauvageon domestiqué. Encore un valet qu’elle n’avait pas eu le temps de débourrer pensa-t-elle tandis qu’elle fusait le long d’un couloir, un brin inquiétée de savoir la reine en si douteuse compagnie.
Après qu’il se fut assuré que sa furie de supérieure hiérarchique ait disparu hors de sa vue, Eugene reprit aussitôt ses mauvais travers. La nonchalance estompa la raideur de la discipline qu’il affecta de faire sienne, et c’est sans se faire prier qu’il plongea ses mains dans ses poches, appuyant son épaule contre l’embrasure de la porte des appartements de la reine. Inspectant les alentours sans franchement prendre la peine de toiser l’unique joyau de ces lieux, celui-ci enveloppé dans du satin, il proféra, à lui-même plutôt qu’à sa souveraine :
« Mazette, y’en a pour des sous, ici. On se refuse rien. »
Puis, portant son attention sur la maîtresse de maison – et accessoirement du territoire tout entier – il l’invectiva d’un geste du menton.
« Du coup, ça se goupille comment cette histoire ? Faut que je fasse quoi ? »
Le relâché du phrasé, et même de sa posture, accusait des manières d’un rustre, ou d’un gamin mal élevé dont il revêtait tous les attraits, à commencer par la paire de binocles noires sur son nez, celles-ci n’étant pas comprise dans l’uniforme réglementaire.
Le pire étant qu’il avait manqué à ses premiers devoirs avant qu’on ne lui confia le moindre des ordres qui fut, car dans les infinis méandres de sa négligence coupable, Eugene n’avait pas même pris la peine de se présenter. Méritait-il seulement, après tout, qu’on retînt son nom ? Lui-même ne l’avait appris qu’au matin, en potassant le carnet où étaient inscrites toutes les informations dont il avait besoin pour survivre sans sa mémoire.