Jack n’était pas le plus patient des spectateurs et il n’était, de surcroît, pas spécialement convaincu par l’endroit. Le temps que mettaient les artistes à se passer le flambeau, même assez court, lui parut interminable, seule l’attente de son second verre l’empêchant de soupirer et de se relever. Et, lorsque ce verre arriva, il le prit en main et l’observa en se promettant de s’en aller après ça, et de se dégoter quelque chose de plus familieu.
Mais, lorsque la prestation suivante commença, il oublia tout de sa frustration et de sa résolution. Les premières notes ne le frappèrent guère, mais la jambe, splendide, apparaissant entre les rideaux, sut retenir son attention. En vérité, c’est la voix, chaude, suave, pleine et si présente, qui le saisit aux tripes. Il se sentit trembler dès les premiers mots et l’apparition de la grande rousse le subjugua. Sa peau scintillait sous les feux des petits projecteurs dorés et sa robe bleue brillait en soulignant ses courbes à la façon d’une seconde peau, suivant ses moindres gestes sans pli ni traîne. Le vétéran ignorait si cette sorcellerie était magie ou technologie, ou si c’était autre chose. Il s’en fichait, sur le moment. Les yeux grands ouverts, vissé sur sa chaise et le verre d’alcool se réchauffant dans sa paume sans qu’il ne puisse le poser ni le lever, il se retrouvait suspendu à ses lèvres.
Il savait qu’il ne devrait pas prendre les sensations, les paroles et le charme pour lui. Les artistes provoquaient des émotions, ils touchaient l’âme, en bien comme en mal, et c’était le propre de leur métier, la raison qui les rendait si indéboulonnables, ici, ou où qu’on aille. Pourtant, il se sentait si touché, comme si elle posait vraiment ses lèvres à son oreille, comme si elle était là pour lui ! Il pouvait bien la voir se promener, faire glisser ses immenses yeux aux éclats lavande de table en table et distribuer quelques roses à d’autre, mais il se sentait comme connecté à elle. Agile, surnaturelle dans ses gestes et ses réflexes, elle esquivait les tentatives de certains sans fausse note ni écart, refusant de devenir l’objet d’un autre, et cette folle indépendance, cette volonté à fuir, ne faisait que le fasciner d’autant plus.
Alors, lorsqu’elle marqua une pause à sa table, quelques secondes de trop, puis quelques secondes encore, le chasseur de primes commença à sentir un battement lourd dans sa poitrine, son cœur se faisant sentir de manière croissante comme montait sa tension avec la certitude croissante que, pour une raison qu’il ignorait, elle s’était arrêtée ici pour lui. Elle avait levé ses yeux fiers et dédaigneux dans les siens et il avait senti, cette fois, un frisson fou dévaler son échine. Il fut impossible de bouger ou de réagir lorsqu’elle se pencha sur sa table et sur lui, le gris-bleu des pupilles de ses yeux fatigués, à cet instant bien ouverts et fixes, suivant l’éclat glamour de ces énormes cercles violacés semblant le mettre à nu. Il sentit à peine ses doigts sur son menton, et il ne fut même pas sûr d’avoir été touché. Il avait dégluti, simplement, sans pour autant se départir ni de sa candeur, ni de son mutisme. En cet instant, alors qu’elle approchait dangereusement en murmurant ses dernières paroles, pourtant toujours aussi nettement et clairement, il ne pouvait que se demander pourquoi. Pourquoi lui ? Il se demandait si elle jouait avec lui, et s’il n’était pas complètement stupide de se laisser même commencer à songer qu’elle puisse avoir été captivée par sa personne. Certes, il était beau gosse. Certes, il avait du succès. Mais il n’était pas du genre à prendre la grosse tête et à en faire une règle décrétant que toute femme tombait forcément sous son charme.
Puis, elle disparut, si vite, sans un coup de vent, comme si elle n’avait jamais été là. Avait-elle seulement laissé une odeur derrière elle ? Non. Il la vit regagner la scène avec cette légèreté irréelle, effectuer ce clin d’œil que tous remarqueraient malgré sa discrétion, la netteté de ses gestes alors qu’elle disparaissait, et il fut frappé d’une impression scandaleuse : il n’avait pas l’impression d’avoir eu affaire à une personne réelle. La clarté de sa voix sans le moindre micro, sa présence imperceptible malgré l’évidence portée par les sens, l’étrange habilité à se mouvoir et cette perfection irréelle… Son esprit moulina. Avait-il eu affaire à un type d’alien dont il n’avait jamais eu vent, ou était-ce une sorte de prestation holographique assistée par un dispositif sensoriel inédit ?
Une brûlure le sortit de sa réflexion. Sa clope avait brûlé entre ses doigts, sans qu’il ne la fume et la fraise avait gagné sa peau. Seule la cendre cumulée empêcha la chaleur de le marquer. Ce sont deux traces rouges qui resteraient pour lui rappeler son absence. Le mégot fut écrasé à la va-vite, victime de sa frustration alors qu’il se morigénait pour son manque de prudence, et se sentait un peu pris comme un ignare par un tour de passe-passe. Le verre se leva enfin pour faire passer ses lèvres à l’alcool. La brûlure le ramena au réel et le fourmillement qu’il apporta dans son crâne l’apaisa assez pour qu’il se décide à partir sans plus y penser. L’esprit plus clair, il observa encore la salle, pris par le regret, malgré tout, de l’absence de cette œuvre de fiction presque vivante. Mais c’est le regard d’un homme qu’il finit par capter. Ses sens se mirent en alerte, comme ils y avaient été habitués dans le feu de la guerre et dans le péril de la traque. Il se sentit menacé par le petit homme malingre, alors même qu’il ne faisait pas le poids, tant la noirceur de son regard portait de rage et de haine à son encontre. Jack le soutint un bref instant avant de se décider enfin à mettre les voiles.
Quittant sa place, il rapporta quand même le dernier verre au bar, épargnant un voyage à la serveuse débordée, et l’y posa en préparant son paiement, à moitié absent. La prestation suivante avait commencée et le quatuor de blues, qui semblait jouer l’entracte pour chaque artiste, reprit son numéro. Pendant quelques secondes, il fut tenté de rester pour voir si elle repasserait ensuite, mais non, il avait assez traîné ici. Combien de temps avait-il traîné, d’ailleurs, depuis la fin, mémorable et glaçante, de cette chanson pourtant si brûlante ? Le barman, en tout cas, s’était, pour le moment, désintéressé de son cas pour aller parler à quelqu’un d’autre. Jack allait l’appeler pour lui dire qu’il était prêt lorsqu’il s’arrêta net en tournant son regard sur lui. La chanteuse était là. Elle était là. Il fut frappé par une hébétude sidérée et resta coi tandis qu’ils se disaient Dieu-sait-quoi, et il se contenta de la fixer, de la scruter. Il arriva à deux conclusions : oui, elle semblait irréelle par de nombreux aspects, comme si elle n’était pas sur le même plan qu’eux, comme si elle était le fruit d’une autre Création ; mais non, elle n’était pas un tour technique généré par quelque petit génie des effets spéciaux, car elle interagissait, elle vivait ! Et ce constat, plus qu’un autre, le bouleversa comme il ne s’y serait pas attendu. D’un côté, ça ne changeait rien mais, d’un autre côté, ça changeait apparemment tout.
Elle avait tourné son regard de satin sur lui à nouveau. Quelque part, les choses étaient devenues plus compliquées. Il le savait.
Ou, du moins, elles s’apprêtaient à le devenir.
Le gars malingre avait fini par débouler et par casser l’ambiance. Visiblement très enivré, il s’était amené d’un pas déterminé vers la rousse lorsque le barman se fut retiré pour aller chercher ou faire quelque chose, et il lui était tombée dessus avec hargne, fermant une main preste et agressive sur son poignet en vociférant, crachant ses postillons comme de l’acide en se mettant à la conspuer de paroles que Jack ne comprit pas sur le moment. C’était sûrement de l’argot que le traducteur universel magique de la station ne pouvait pas transcrire de façon littérale, mais le ton et la manière lui en disaient assez. Il se doutait que chaque parole assaillaient la dignité, la moralité et la vertu de l’artiste, qui se trouvait bien ennuyée et incapable de se défaire de la main tremblante de fureur de ce petit gnome. Elle qui avait si bien échappé aux avances et qui avait presque su planer à un centimètre de ses lèvres sans le frôler semblait soudain bien vulnérable, même si, peut-être par fierté, elle ne le laissait pas paraître.
Pour Jack, c’en était déjà assez. En fait, c’en était déjà trop. Il se vit à peine se détacher du bar et en faire le tour pour s’interposer, fermant sa paluche épaisse et serrant une poigne d’acier sur le poignet de ce rival qu’il s’ignorait, et qui reprochait en fait à Mrs Rabbit de ne pas lui porter l’attention et l’amour qu’elle n’avait pas à lui donner, mais qu’il se croyait dû, pour les donner à un autre. Sa main vira de rouge à rose et à blanc rapidement alors qu’il tournait son regard interloqué, puis vert de rage, vers le grand brun venu s’interposer. Il cracha encore et gesticula sans pourtant pouvoir s’empêcher de lâcher sa prise sur le poignet de la belle. Aussitôt et sans un mot, Jack le repoussa de plusieurs mètres. Malgré l’animation, le bruit des instruments empêchait la salle de prendre acte de la situation, les laissant en paix pour régler cette affaire.
« J’ignore de quoi il s’agit, mais vous n’avez pas à agresser qui que ce soit, » affirma-t-il d’une voix ferme en le pointant autoritairement de l’index. « Veuillez vous excuser et sortir sans histoires ! »
Le vilain type le fixa avec une haine comme il n’en avait jamais vu, et il lui sembla qu’il se préparait à se jeter sur lui, du moins jusqu’à ce que le barman réapparaisse avec, sous le bras, un étrange flingue chromé vintage qui promettait de sacrés dégâts s’il appuyait sur la gâchette.
« Monsieur a raison. La maison ne vous servira plus, » annonça l’homme avec calme.
Le gnome vociféra entre ses dents, mais il se replia en pestant bien vite, quittant les lieux sous le regard appuyé de Jack et du barman. Et, lorsqu’il fut sorti, le vétéran se détendit, soupira, passa une main lasse sur son visage et se recoiffa négligemment. Il tourna le regard vers la salle, tranquille, mais vit quelques regards tournés dans leur direction avant qu’ils se retournent vers la scène, où le quatuor finissait son morceau ; ou pas, c’était difficile à dire dans ce milieu musical !
Quoi qu’il en soit, alors qu’ils repartaient effectivement pour un tour et de plus belle, le brun finit par se retourner vers le bar. Le barman avait repris son boulot et lui hocha la tête.
« Merci. Gardez vos crédits, je vous dois bien ça. »
Jack haussa les épaules et hocha la tête avec reconnaissance, avant que son attention ne dévie, cette fois, à ses côtés. Il fut surpris de constater que la chanteuse était toujours là ; surtout parce qu’il ne la sentait clairement pas, pas comme un être vivant normal en tout cas. Il n’y avait pas cette masse et cette odeur, cette tension incarnée que l’on pouvait percevoir chez d’autres. Elle était là sans en avoir l’air. Ceci étant dit, ça ne le choquait pas assez pour l’empêcher de lui adresser la parole, et il se racla la gorge brièvement.
« Sacrée histoire, » remarqua-t-il avec légèreté. « J’espère que ce type ne vous a pas fait trop mal. Vous… le connaissiez ? »