Depuis que Kleora était apparue dans sa vie, Masa n’avait fait que l’exposer à son monde, cette ville, si normale et familière pour lui, de Seikusu, au Japon, un de ces pays où il est bon de naître disait-on. C’était la première fois du soir qu’il avait l’occasion d’en apprendre un peu sur le monde dont elle venait, sinon par l’évocation d’Ashnard.
L’hybride ne donna guère de détails, mais ils suffirent à faire frissonner le gentil garçon qu’il était. Une dictature, un tyran absolu, plein de créatures différentes dont certaines devaient manger des petits gars comme lui au petit déjeuner…
Il déglutit en imaginant la scène. Pour lui, l’endroit ressemblait un peu à un ersatz de l’Enfer, ce qui était plutôt bien vu mais loin d’être réaliste, sans doute. Les Hommes avaient fait de ce monde un enfer plus d’une fois par le passé, et le Japon n’avait, en son temps, pas manqué sa participation.
Pour Kleora, tout ça semblait si normal tandis qu’elle en parlait ! Pourtant, elle avait fui. C’est que de meilleurs endroits devaient exister ; des endroits qu’elle évoqua, mais, apparemment, rien d’aussi douillet qu’ici. Sur son monde, c’était apparemment la loi de la jungle, et les gens comme elle étaient en bas de la chaîne alimentaire.
Elle avait soudain changé de sujet du tac au tac, tirant le Japonais de ses pensées et de ses projections fantasmées et effrayantes, pour le ramener au temps présent et aux baguettes auxquelles la féline semblait ne pas être habituée. En fait, on aurait dit qu’elle en voyait pour la première fois de sa vie.
Confus, Masa sourit et prit les siennes dans les mains. Ses doigts se positionnèrent parfaitement avec la force de l’habitude, et il avança la main pour montrer à son invitée comment faire, en esquissant des mouvements de pince.
« Comme ça ! Il faut mettre la première ici, la pincer comme ça… La deuxième va là, on pince comme ça… Et avec un petit mouvement de ce doigt, ça pince tout seul ! »
Il sortit les dents avec son sourire le plus encourageant et la laissa essayer. Et tandis qu’elle faisait ça, il l’observait et repensait à tout ce qui lui était arrivé depuis son apparition, à tout ce qu’il avait appris.
Il ne prenait pas encore la mesure du choc. Il avait décidé de vivre quand il avait décidé de mourir, elle lui avait rendu la vie par sa simple apparition. Elle l’avait plongé dans une aventure dont il était loin de soupçonner tous les tenants et aboutissants encore. Elle l’avait mis dans les cordes avec son absence de pudeur, l’avait tué de ses caresses, lui avait apporté la douceur humaine et la tendresse dont il avait manqué depuis bien longtemps. Elle l’avait ouvert à l’existence d’autres mondes, d’autres espèces, de lieux étranges et exotiques à portée de main.
Comment était-elle venue ? Repartirait-elle demain ? Souhaiterait-elle rester ? L’emmènerait-elle avec elle, sinon ? Il avait ces questions et tant d’autres qu’il ne pourrait peut-être pas poser ! Mais est-ce que c’était le temps des questions ? Ne devrait-il pas juste vivre le moment ? L’apprécier à sa juste valeur ?
Comme Kleora peinait à trouver la juste prise, il finit par poser ses baguettes pour amener ses mains à la sienne. Sans trop y penser, il la corrigea, les plaça convenablement entre ses doigts.
« Là ! Tu vois ? »
Il ne lâcha pas sa main tout de suite, gardant la petite menotte douce dans sa main aux doigts longs et fins de sédentaire moderne, ressentant sa fraîcheur sous la pulpe de ses phalanges avec un frisson, ses yeux dans les siens, avant de se réveiller de son envoûtement et de la reposer doucement.
« Mais, si tu veux, il y a des couverts plus… occidentaux ! »
Avec quoi mangeait-elle, chez elle ? Il choisit de tout sortir. Il s’agissait surtout d’ustensiles de cuisine, pas vraiment accordés ni à la taille idéale, mais ça pouvait l’aider. Il y avait une cuillère à fond plat pour la soupe, une petite fourche à viande, un petit couteau à poisson… Il posa tout devant elle pour la laisser décider et se réinstalla face à elle, reprenant ses baguettes avec un sourire.
« Itadakimas- ! »
Il commença à manger, démarra le film, mais, comme le générique débutait, il tourna le regard vers elle et se permit un petit mot qui sortit presque spontanément.
« Je ne sais pas ce que tu as pu vivre et si c’est un bon endroit pour toi, ici, mais… Je suis content que tu sois là, moi. »
Il rougit jusqu’aux oreilles et fuit son regard lorsqu’elle se tourna vers elle, se plongeant dans son assiette et ne le relevant que pour le tourner vers l’écran de la télé en prenant soin de l’éviter en silence.