A Marmo, la pierre dominait sur toute autre matière. La géologie naturelle de l’ile était celle de toutes les terres issues de la colère des grands volcans anciens. En des temps oubliés, ces monstres de fureur avaient façonné le monde tel qu’il était aujourd’hui. Les vestiges d’éruptions titanesques s’étaient tassés, masqués par des millénaires de calme et de sommeil de ces géants dont les noms n’étaient à présent connus que des dieux. Sur terre fertile poussait végétation luxuriante, comme sur l’île enchanteresse sur laquelle les deux héros s’étaient échoués. Mais à Marmo, l’île noire balayée par les vents, l’évolution de la terre semblait s’être figée depuis les grands cataclysmes. La végétation y était triste, dominée par un basalte noir, dur et tranchant. Le palais d’Ashram, l’ancien maitre de Pirotess, rappelait l’obscurité tant ses remparts, ses tours et ses murs sombres absorbaient la lumière. Même les feux magiques de puissants archimages ne permettaient pas d’illuminer l’architecture marmonéene. C’est dans cette antre déchirée par des pics acérés et des vallées déchiquetées qu’avait grandi Pirotess. Son âme était aussi dure que l’aspect minéral de son île et ses instincts primordiaux d’elfe, noire ou pas, n’avaient pas pu s’éveiller au contact de cette sécheresse visuelle.
Aussi, la création magique de Vittorio l’enchanta. Le fortin n’était pas une œuvre d’art comme les autres. Outre son aspect défensif, il alliait une réelle beauté végétale à laquelle l’elfe n’était pas insensible, à une architecture savante. Elle laissa le mage à sa créativité, s’interdisant de l’interrompre tant qu’il n’aurait pas terminé, admirant le jeu complexe des lignes thaumaturgiques maniées avec dextérité par son surprenant compagnon. Celui-ci termina alors que la dernière étincelle de luminosité s’éteignait loin à l’horizon. Aussitôt, la vision de Pirotess passa de normale à nocturne. Ses pupilles se dilatèrent à l’extrême en modifiant leurs capacités d’absorption et s’ouvrirent à un autre type de rayonnement. Ainsi, elle voyait comme en plein jour, seules les couleurs changeant pour s’harmoniser sur des tons sombres et clairs teintés d’un vert luminescent.
"C’est … très beau."
Peut-être l’entendit-il mais il s’effondra et elle le rattrapa de justesse, le pressant contre elle. L’homme avait tout donné et son corps le rappelait définitivement à l’ordre après qu’il eut pris le temps d’octroyer à l’hydre un abri à sa taille. Sa dernière affirmation fit frissonner la belle elfe noire. Vittorio ne posait pas de questions. Quand il parlait, il affirmait. Son assurance n’avait d’égale que celle de sa compagne qui ne doutait absolument pas de ses capacités à pouvoir s’acquitter de son destin … du destin qu’elle choisirait de suivre. C’est pourquoi elle frémit en le ressentant si fort et déterminé. Un seul homme dans sa vie avait eu cette puissante détermination : Ashram, son grand seigneur. Mais il était mort à présent et elle, était seule. Or, aussi indomptables, orgueilleux et mortels que pouvaient être les elfes noirs, ils avaient un besoin irrépressible et profond, racial, de trouver une force égale si ce n’ai supérieure à laquelle se soumettre. La nation elfe noire n’existait pas et n’avait jamais exister. Les drows étaient des individus servant un maitre et la logique s’arrêtait là, alors qu’ils auraient pu fonder le plus terrifiant des empires.
Cette ressemblance de force de caractère entre Vittorio et Ashram était évidente et quand elle le prit contre elle, Pirotess ressentit au plus profond d’elle ce long appel à la servilité aveugle qui pour beaucoup résonnait comme une tare de faiblesse. Elle en eut le souffle coupé et vacilla avant de se reprendre et de trouver définitivement la protection des murs du fortin. La tueuse était sonnée et elle peina à installer Vittorio dans l’une des chambres de l’édifice. Quand ce fut fait, elle resta longtemps agenouillée sur le lit à l’observer. Elle s’était occupée de lui et il apparaissait vulnérable, endormi, nu, lavé, presque fragile. La gravité du visage de l’elfe indiquait une profonde réflexion. Elle retraçait leur court parcours commun et la nature de l’homme lui apparaissait plus claire à présent. En tout cas, il n’était pas un homme au sens naturel du terme, c’était certain. Sa magie spéciale, liée à la nature, était bien différente de celle des druides mais pouvait y ressembler. Pirotess reprenait l’ensemble de ses connaissances du monde pour éliminer une à une les espèces connues jusqu’à n’en conserver plus que deux. L’une était hideuse et peu probable tandis que l’autre paraissait plus adéquate.
"Je sais qui tu es Vittorio … Quelle … étrange rencontre. Qu’est-ce qu’un néréide pourrait vouloir d’autre qu’un havre de paix végétal ? Qu’est-ce qui te rend si fort ?"
Elle se pencha sur lui et laissa ses doigts suivre les arêtes de ce corps masculin. Elle s’attarda sur des muscles fatigués, palpa sans gêne des attributs qui la firent sourire, caressa des cheveux fins avant de se décider à quitter la chambre. Rien ne perturbait la quiétude de la nuit et elle sortit s’asseoir sur la margelle de marbre d’un bassin où foisonnaient de petits poissons multicolores dans une eau cristalline. L’elfe avait un objectif premier, celui de tuer Beld, l’empereur maléfique de Marmo, responsable de la mort d’Ashram. Mais, presque immortelle, comme ceux de sa race, elle avait le temps. Elle décida qu’elle développerait les arcanes de sa vengeance sur de longues années afin que, quand le moment viendrait, elle puisse s’extasier des supplices qu’elle infligerait au souverain maudit. D’ici là, la vie ne s’arrêtait pas et elle venait d’y trouver un nouveau sens.
Pirotess se dévêtit et entra dans le bassin sous le regard de statues figées. L’eau était glaciale et les oreilles de l’elfe frétillèrent adorablement. Elle s’immergea longuement, se débarrassant des miasmes de cette longue journée et ne s’extrait de l’eau que quand elle ne sentit plus ses doigts. Glacée et nue, elle rejoignit la chambre de Vittorio et se glissa sous les draps de satin, à ses côtés. Elle se colla à lui, ténébreuse et polaire, retrouvant en un geste indécent une prise qu’elle ne lâcha pas avant de plonger dans une reposante rêverie.