Il n’était pas sûr de comprendre où Pirotess voulait en venir, si bien qu’il se contenta de soupirer dans un premier temps, sans arborer autre chose qu’une expression mi-confuse mi-désapprobatrice. Quelque chose, de l’ordre de l’instinct peut-être, incitait la femme elfique à adopter, non sans hypocrisie, une attitude moralisante alors que ses actes trahissaient un manque de vertu considérable. Disons le plus synthétiquement, Vittorio était incapable de comprendre Pirotess et la logique qui guidait ses actes. Dans un premier temps, elle vouait aux gémonies son grand égoïsme qui le conduisit effectivement à trahir cet équipage composé de rustres patentés, rustres patentés vouant en revanche un doux mépris envers elle et tout ce qu’elle incarnait en tant qu’étrangère aux oreilles pointues. Dans un second temps, elle n’avait pas eu l’heur de lui plaire en lui témoignant non seulement son dédain – par conséquent absurde – mais aussi son ingratitude dès leur première interaction alors qu’il lui sauva la vie. De façon presque mécanique, il soupira – derechef – en écoutant la boutade qu’elle lui décocha. Dénudée, déboutée, éconduite, l’Elfette toute trempée tentait de lui injecter de son venin, ce qui n’atteignait nullement le Néréide. Sa nuit fut mauvaise et peu reposante ; il convenait de ménager ses forces comme la suite des évènements l’exigeait ; il ne lui servirait à rien de s’énerver et vitupérer l’impudique transie de rancune. Cependant, Vittorio accordait davantage d’attention et d’intérêt à l’avertissement que cette dernière lui prodigua, à savoir la venue imminente d’une bande de flibustiers aux dents pourries chapeautée par un magicien domptant une hydre. Ça, c’était du concret.
La native de Marmo lui confessa ensuite qu’elle quittait les lieux tout en s’assurant de l’assister si besoin. Vittorio ne parût pas convaincu mais sitôt ses paroles égrenées, Pirotess était partie grimper au sommet d’un arbre, ce qui arracha au bellâtre à la toison dorée un sourire matois, volontiers railleur. Elle renouait ainsi avec cette vieille image d’Epinal qui voulait que les Elfes éprouvassent une affinité particulière envers le monde sylvain ; il aurait sans doute ajouté qu’elle se montrait lâche et opportuniste en lui confiant ce sale boulot. Elle avait quand même intérêt à lui prouver son utilité concrète au lieu de s’improviser courtisane et de lui témoigner de ses considérations moralistes et malvenues, par ailleurs… assommantes. Le Néréide enfila ses chausses, son pantalon en toile puis son pardessus aux teintes bleutées. Une fois qu’il s’était vêtu avec ce qui lui restait parmi ses bagages, il fendit les taillis, les noues desséchés par l’air torride ambiant, la pelouse clairsemée par d’infâmes cratères d’aridité sous l’ombre des cocotiers, puis traversa la plage. Là, il trouva un petit lit de pierre – ou quelque chose qui s’en approchait – trapu, couvert en partie d’une épaisse mousse brunâtre virant vers des teintures dorées. Vittorio se saisit d’un modeste petit bâton qui traînait par-là, d’une pâleur qui évoquait celle d’un fémur humain, avant de l’examiner sous tous les angles.
Là-bas, un groupe de flibustiers, qui furetait dans les environs, s’approcha de sa personne. C’étaient de rudes gaillards aux peaux cuivrées, balafrés, empestant la vinasse, l’hypocras et la bière de mauvais goût, dépourvus de toutes les hauteurs de l’esprit, dénués de toutes largeurs de vues, appartenant à la maudite race des brutes cupides. Armés de lances et de cimeterres, ils aperçurent une silhouette qu’ils ne connaissaient que trop bien… Ils hélèrent aussitôt un Vittorio qui semblait tout entier consacré à son curieux ouvrage. Certains avaient même l’écume aux lèvres…
« Qu’est-ce que cela signifie, sorcier ? rugit l’un d’entre eux. Où est passé l’autre navire ? Qu’as-tu fait de notre capitaine ? »
« Choisissez vos mots avec soin, matelots, rétorqua le Néréide en feignant de pointer rageusement l’extrémité de son bout de bois vers ses assaillants. L’autre navire, comme vous dites, je l’ai quitté en catastrophe à la faveur d’une éclaircie dans le chaos marin. Du reste, j’ignore ce qu’il en est du capitaine Alrik. Au lieu de gaspiller votre temps en m’interrogeant, vous devriez poursuivre vos recherches dans ce chapelet d’îlots ; je ne suis pas forcément mieux informé que vous... »
Un silence feutré accueillit les propos du Demi-Dieu ; son assurance et son détachement vis-à-vis des naufragés les décontenançaient ; les pirates s’observaient mutuellement, pesaient le pour et le contre dans cette affaire. « Tu devais t’assurer qu’ils entrent à bon port, tu ne t’en sortiras pas comme ça ! » s’exclama un mousse dont les dents étaient aussi affûtées que des poignards. Ils hésitèrent à l’offenser, aussi suspect soit-il. L’un d’eux, fustigeant la morgue de ce « maudit sorcier », tourna immédiatement les talons, avertissant le mage et son hydre de la présence de Vittorio.
La ribambelle de têtes que comptait la créature susdite aboya mille et une lamentations ; son dompteur était un jeteur de sorts venus des contrées lointaines de l’Extrême-Orient, un certain Zhan Yan, celui-ci descendit, prestement, du harnais de sa bête odieuse afin d’aller à la rencontre de son confrère disciplinaire, presque aussi immobile qu’une statue sur son trône de basalte. La voix lourde de sous-entendus, celui-ci prit la parole face à ce dernier.
« Vous voilà. Vous avez mauvaise mine, Messire Vittorio, mais vous avez survécu à cette intempérie. Des félicitations s’imposent, mais… »
« Epargnez moi vos gracieusetés hypocrites et allez droit à l’essentiel, Zhan Yan », rétorqua l’Agromancien sans ciller.
« Soit. Comme je l’ai dit avant que vous me coupiez la parole, vous avez survécu et notre flotte ne peut que se réjouir de compter encore sur vos services pour retrouver notre capitaine. Cependant… Nous avons aussi pris la liberté de saisir la ‘’barque de fortune’’ sur laquelle vous avez vogué… seul ? Sur les flots déchaînés ? » interrogea cet homme aux yeux bridés avant de s’approcher, de trois pas, de son interlocuteur. Qu’est-ce que cela signifie au juste ? » enchaîna-t-il d’un ton accusateur, lançant au pied du blond ce qui devait être un sous-vêtement féminin, appartenant à Pirotess, qu’elle avait dû retirer lors de leur nuit mouvementée sur ce rafiot afin de se prémunir des démangeaisons provoquées par l’humidité rampante.
Était-ce le dessous d’une concubine à bord ?... Concubine qui aurait provoqué une rixe brutale sur le pont ? La présence d’une femme à bord ne pouvait qu’être suspecte et provoquer la ruine d’un vaisseau, car elle ne pouvait qu’être source de tensions sexuelles. Vittorio fit, benoîtement, mine d’examiner ce qui devait relever des effets personnels de la belle Elfe, maudite soit-elle et son impudicité !, avant de darder un œil circonspect vers Zhan Yan. « De quoi êtes-vous en train de me soupçonner, au juste ? » répliqua presque aussitôt le Néréide alors que les faces de cette bande de flibustiers n’affichaient plus que des yeux assassins – et cette fois-ci, l’écume aux lèvres n’était plus colère mais concupiscence !
« D’avoir emmené, par inconséquence, votre prostituée sur notre navire et… »
Le magicien adverse jamais ne conclut son camouflet, qu’un trait de bois perfora sa bouche, à présent sanguinolente, et autour de laquelle une gerbe vermeille apparut. Un geste aussi brutal qu’inattendu, à mille lieues des jugements en huis-clos dont les pirates se faisaient les thuriféraires. Le sang du mage arrosa l’hydre épouvantée et la bande des flibustiers dégaina aussitôt leurs sabres…
C’était à ce moment que Pirotess devrait intervenir…