La forme humaine se déplie, assise, visiblement moins dynamique.
« Merde ! Elle a l'air complètement sonnée ! »
Enfin, ça ne dure que quelques secondes, car ses mots violents et son intonation pète-sec coupent vite cours au moindre apitoiement.
C'est elle qui arrive comme une dératée, et qui se permet de m'engueuler.
Instinctivement, je serre mon poing droit prêt à la riposte, le gauche étant déclaré mort en service.
3 secondes de plus, et elle passe à l'attitude opposée, s'apitoyant, s'approchant.
Une lumière crue, violente, soudaine, s'allume au loin, m'offrant de mieux cerner cette caractérielle qui, au lieu de s'excuser, m'en remet une couche ! J'avais juste oublié que Seikusu est une ville en avance sur l'écologie ; les lumières s'allument à la nuit tombée, s'abaissent à 21 heures, et se rallument, commandées à distance, dès qu'il y a un élément déclencheur. Les sirènes au loin ! Il y a un truc, une alerte ; ce n'est pas pour mes photos qu'ils viennent, il a dû y avoir un cambriolage chez un bourgeois.
Je m'en fous. Ce n'est pas moi, l'artiste pauvre, qui vais plaindre ces riches.
J'ai autre chose à l'esprit.
Je vois enfin son visage, sa mèche blonde, mais aussi son épaule rouge, sanguinolente.
« Camille, c'est toi qui a fait ça ! Ici, les flics ne plaisantent pas ; une femme blessée, près d'un mec, c'est la cabane assurée, et, pour un étranger, tu vas y croupir jusqu'à en crever. N'espère pas qu'un flic en quête de promotion va croire ton histoire, qu'une femme t'a agressé, que tu l'as blessée malgré toi »
Mon cerveau gamberge à tout va. Me barrer, vite ! Où ? Je m'en fous ! Mais vite.
« faut bouger », elle raconte quoi ? C'est elle la victime ; c'est quoi ce délire ?
Pas le temps de réfléchir. « Ouais, on se casse, et vite ! ».
Tant pis pour mon appareil photo, surtout ne pas laisser d'indices. Je le ramasse, mais mon poignet gauche me fait mal.
Mais je ne suis pas le seul. La blonde aussi a mal. « T'as quoi ? C'est moi qui t'ai fait ça ? »
Je ne comprends pas comment, alors qu'elle m'est rentrée violemment dans le dos, elle puisse saigner autant de l'épaule. A moins qu'elle n'ait heurté un truc à terre en tombant, ou se soit déchirée sur le rétro de la voiture garée à côté ?
Pour me répondre, elle me fait un strip. « C'est quoi son trip ? Et ces foutues sirènes qui se rapprochent ! ». Ouais bon, elle s'arrête vite, pas le temps d'apprécier sa poitrine, juste un trou étrange à côté.
« C'est comment ? », ça va surtout trop vite. Pas le temps d'apprécier la douceur de sa peau, la lumière montre sans hésitation un trou bien rond, presque trop parfait. « Sur quoi s'est-elle empalée en tombant ? »
« Bah, y'a un trou aussi, mais c'est comme devant. Tu t'es empalée sur quoi ? Faut aller à l'hôpital. ». J'en ai complètement oublié ma sécurité, ce que je risque. Je ne sais pas qui elle est, pourquoi elle m'a bousculé, mais je ne peux pas la laisser dans cet état.
Elle s'en fout, et me balance un « ramasse tes trucs » avant de me saisir le poignet gauche. « Aïe, tu fais mal ! ». Mais, là aussi, elle s'en fout, elle me tracte, semblant se foutre aussi de mes grimaces, ni même de savoir comment j'essaie de ne pas trébucher en trainant le trépied accroché à mon appareil photo.
Je ne comprends plus rien. « Pourquoi m'entraine-t-elle avec elle ? C'est elle la victime. Elle veut me sauver ou quoi ? ». Je ne suis pas habitué à ça, j'étais simplement venu profiter de mon art, paisiblement, et voilà qu'une inconnue me balance à terre puis m'entraîne par le poignet à m'enfuir avec elle. Mon souffle se fait de plus en plus rauque, je n'ai pas son entrainement, je ne me balade pas dans les quartiers chics en tenue de sport.
Enfin, quartiers chics, plus vraiment ; il n'y a plus que les sirènes qui y sont encore. Mais pourquoi ? « Ca a à voir avec nous ? ».
« Mais on va où comme ça ? », j'ai du mal à finir ma phrase, entre mon souffle qui devient cahotique, et mon poignet qu'elle achève de détruire.
Je devrais comprendre qu'elle se fout vraiment de tout ce que je dis. Je manque tomber dans les herbes folles du terrain vague où elle m'entraine à la suite, et mon trépied s'accroche à une ronce plus résistante, qui achève d'en arracher le pied tordu.
Et, aussi vite qu'elle courait, elle s'arrête soudain dans un entrelacs de béton. Je n'y comprends toujours rien. « Camille, tu es tombé sur une dingue. Pas pour te voler ton appareil photo, car elle l'aurait fait avant. Mais c'est quoi son trip ? »
Les blocs de béton coupent un peu le bruit des sirènes, qui devenaient obsédantes. Je ne sais toujours pas pourquoi tout ce déploiement ; tout ce que je sais, c'est qu'elle m'a évité de me faire gauler.
« Mais t'es qui, toi ? », j'aimerais bien comprendre pourquoi elle m'a amené là. Si elle a un truc intime en tête, il y a plus simple.
Pourtant, quand elle enlève à nouveau son haut, mes questions ne disparaissent pas, bien au contraire.
« Bon, Camille, tu arrêtes tes conneries ! Elle saigne, occupe-t'en ». Je ne sais pas ce qui lui a fait ça, mais je dois en être responsable. Je veux bien l'aider, mais il faudra aller à l'hôpital.
« un bout de tissu », voilà tout ce qu'elle veut, « Mais ce n'est pas assez, tu saignes, ça peut s'infecter. », sans oublier que je n'ai pas envie de souiller l'un de mes chiffons de nettoyage photo extra-purifiés, que j'ai payés plus de 100 euros pièce en Suisse. Ça fait cher pour éponger le sang d'une inconnue ! J'hésite.
« Camille, arrête tes conneries, tu as vu comme elle semble pâlir ? », le teint de l'inconnue, de plus en plus blafard, contraste avec les joues écarlates qu'elle avait lorsqu'elle m'a bousculé. Je laisse glisser mon sac à dos à terre. « Bordel, mon poignet ! ».
Comme ci comme ça, je parviens à l'ouvrir, sortant l'un de mes chiffons blancs immaculés. Ils sont grands, un seul devrait suffire. Je le roule en boudin. « Tends ton bras, horizontal ».
Rien que ce geste rend sa poitrine plus arrogante, cachée sous la brassière. Mais c'est ce trou sanguinolent qui doit me concentrer. Je sors aussi une petite lampe frontale de mon sac, pour mieux voir ce que je fais ; les blocs de béton devraient nous protéger des regards, éviter qu'on nous repère.
La lumière balaie son visage, avant de pointer sur le trou rougi. Ce visage ! Quel visage ! Poupin, féminin, doux, malgré ce regard si dur, et une incroyable mèche qui cache tout ça. « T'occupe pas de ça, Camille ; occupe-toi de son bras ! ».
Je dispose le tissu sous son bras, le remonte autour, le noue. « Pas trop serré ? ». Je n'attends pas la réponse ; moi aussi, je sais le faire, poser une question et me foutre de la réponse. Je fais un nœud aussi ajusté que possible, pas facile avec ce foutu poignet gauche. C'est comme si, pour la première fois, j'oubliais ma propre douleur pour aider quelqu'un.
« Il se passe quoi, Camille ? ». En fait, je n'en sais rien, je n'y comprends rien. D'ordinaire, je cherche de jolies femmes pour mes ateliers photo installés au millimètre près ; et là, je me trouve au milieu de nulle part, avec une blonde sortie de je ne sais où, un appareil photo qui semble finalement préservé (vive le vieux matos!).
« Faut pas laisser ça comme ça, ça peut s'infecter. J'ai une bouteille d'eau, tu veux un antalgique ? Sinon, j'ai une petite fiole de saké, si ça peut t'aider à surmonter la douleur ».
En fait de douleur, la mienne se rappelle à mon souvenir. Mon dos semble traversé de courbatures pires que grippales, et mon poignet gauche me lance, la douleur s'amplifiant avec l'inactivité.
« Mais comment tu t'es fait ça ? On dirait un trou fait par une balle, comme j'ai déjà vu dans les films. Pas le gros machin, mais du petit plomb. Enfin, je dis ça, mais je te jure que je ne t'ai pas tiré dessus. Ou alors tu t'es blessée avec un truc en tombant ? »