• Water bathes us at birth and again at death, and in between it washes away sin. (Titre complet)
Καλυψώ, qui pouvait se traduire par Calypso, avait senti l’attraction pour Seïkusu bien des années auparavant. Pourtant, elle avait toujours repoussé, évitant comme la peste cette ville qui semblait être une plaque tournante de la communauté surnaturelle. Il y avait quelque chose là-bas qui l’appelait. Comme le chant d’une sirène appâte les marins, la ville semblait déterminée à y attirer la créature qu’elle était devenue.
Elle avait résisté, bien sûr. Pendant des années, elle avait voyagé aux quatre coins du globe, repassant parfois dans les contrées de sa lointaine enfance. Elle faisait un pèlerinage à Delphes à chaque centenaire, restant dans l’ombre, rendant hommage aux prophétesse qui l’avaient formée. Le dernier avait eu lieu il y a moins de dix ans, et elle se souvenait encore du choc qu’elle avait eu quand une petite fille -d’environ huit ans- s’était plantée devant elle et lui avait parlé sur un ton bien trop sérieux pour une enfant. « Ta résistance est futile, fille de la mer. Suit l’Appel, suit ton destin, ou les souffrances de ton passé feront pâle figure à côté de ce qui t’attends », avait-elle dit, avant de se détourner et de retourner jouer, riant follement comme seuls les enfants savent le faire.
C’est là que Καλυψώ avait cédé. Elle s’était embarquée vers la ville nippone dans un de ces paquebots de croisière, et avait débarqué un soir de printemps. Après si longtemps sur terre, la femme-pieuvre avait développé un bon réseau de connaissances, et -en quelques clics- elle eut une nouvelle identité. Même prénom, mais nom de famille différent. Cette fois, elle s’appelait Καλυψώ ταλαιπωρία, traduit par Calypso Talaiporia. Elle gardait toujours un nom aux consonnances grecques, en lien avec son passé, et toujours écrit en grec.
Forte de ses talents pour pouvoir voir le passé ou l’avenir des gens, elle travailla dur pour s’établir en tant que Diseuse de Bonne Aventure réputée. En quelques années, sa réputation n’était plus à faire en ville. Peu importe où elle travaillait, elle était sûre d’attirer les gens.
Piochant dans son petit (considérable) pécule accumulé depuis des siècles avec chaque nouvelle identité (les fonds étaient transférés en tant qu’héritages, Καλυψώ se faisant toujours passer pour la fille, ou la petite-fille, de son identité précédente, avec cette étrange tradition de nommer chaque fille première-née du même prénom que ses ancêtres), la prophétesse ouvrit son propre magasin de magie : Enticing Magic Shop (EMS pour faire court). Elle y vendait de tout, allant des plantes aux artefacts ésotériques. La vague Wiccane avait popularisé ce style de vie, et elle ne manquait pas de clients, qu’ils soient croyants, pratiquants, véritablement dotés de pouvoirs, en quête d’un cadeau ou juste des touristes.
Chaque mercredi, elle réservait la journée pour des sessions de lecture d’avenir. Selon les clients, elle utilisait le tarot, la boule de cristal, la lectures dans les lignes de la main, ou encore dans les feuilles de thé, essayant d’adapter la méthode avec ce qu’elle percevait en premier lieu de la personne venue la voir. Chaque session prenait une heure, en commençant à 9h, et en finissant à 2h le jeudi matin, prenant une heure de pause entre 13h et 14h, et une entre 20h et 21h. Chaque plage horaire était toujours occupée, avec un total de quinze client dans la journée, facturée 7000 yen (soit environ 53€). En une heure, elle couvrait le passé et le futur des clients venus la voir, essayant de les aiguiller vers les chemins les plus propices à les mener vers le bonheur. De temps à autres, elle tombait sur une personne aux intentions clairement mauvaises, et mentait -avec un air de sincérité- pour les mener sur un chemin qui les guiderait à leur arrestation.
Enfin, le magasin étant ouvert sept jours sur sept, Καλυψώ avait engagé une jeune sorcière pour gérer le magasin de temps à autres, comme quand elle prenait un jour de repos, ou qu’elle était en consultation. Ou encore quand elle participait à une foire et qu’elle tenait un stand pour lire la bonne aventure aux participants (c’était une lecture moitié moins chère, plus brève qu’en consultation, avec le choix entre le passé et l’avenir, et d’une demi-heure maximum).
Plus récemment, avec le succès d’EMS, Καλυψώ avait racheté l’immeuble accolé au magasin et l’avait fait intégralement rénover pour le transformer en hôtel. L’ambiance donnée reflétait la Grèce antique, le temple de Delphe, le temps des croyances et de la magie assumée. Il y avait des suites de luxe, aux noms de déités grecques, ainsi que des options plutôt cool, comme la piscine sur le toit terrasse, ou encore la salle de sport au dernier étage. La petite particularité de l’hôtel, appelé « Witchy Inn », était que chaque client surnaturel était repéré dès l’entrée, et une petite brochure était rajoutée avec la carte de la chambre, indiquant une arrière sale où ils étaient libres de se retrouver sans devoir se cacher. Une sorte de bar clandestin, un peu comme lors de la prohibition américaine. Mais on n’y retrouvait pas que les clients de l’hôtel.
Le mot s’était vite répandu dans la communauté surnaturelle de la ville, et il n’était pas rare d’y croiser « les habitués », des résidents de la ville qui venaient ici pour se détendre. La seule règle, que tout le monde respectait, était qu’il fallait rester sage. Et par là, Καλυψώ insistait particulièrement sur le « Zone Neutre » (donc pas de violence, pas de règlements de comptes, pas d’effusion de sang) et le « Consentement » (il était tout à fait autorisé de boire le sang d’une autre créature si elle était d’accord, pour les vampires, ou bien de charmer une proie afin de partager son lit, pour les démons, ou encore de glisser une potion ou un sortilège dans le repas ou le verre d’un autre client, pour les sorcières).
Oui, Καλυψώ avait longtemps évité Seïkusu. Mais, maintenant qu’elle y était, elle ne comptait pas partir de sitôt. Elle avait du succès, de l’argent, et des contacts. Que demander de mieux, pour une créature qui se changeait en femme-pieuvre d’une simple pensée ?
Ce week-end-là, il y avait une foire en ville. La femme -aux cheveux d’un blond si pâle qu’ils paraissaient blancs- avait accepté de tenir un stand de voyance. Même si les consultations étaient deux fois moins chères qu’en magasin (et elles étaient aussi deux fois moins fatigantes et deux fois moins longues), elles étaient très rentables. Non seulement ça lui permettait de faire sa pub, laissant chaque client repartir avec une carte de visite pour le magasin et l’hôtel, mais les demandes étaient toujours très simples : « Est-ce qu’on va se marier, être heureux et avoir beaucoup d’enfants ? » ou encore « Comment faire pour devenir riche et célèbre ? » étaient les plus fréquentes. De temps à autres, elle tombait sur un intru, un homme ou une femme ayant en tête quelque chose de criminel, et Καλυψώ envoyait un tuyau anonyme à la police ou bien leur mentait avec aplomb quand ils voulaient savoir si leur plans marcheraient.
Mais parfois, elle avait aussi des cas un peu plus spéciaux. Comme ce jeune homme, entré dans sa tente cinq minutes plus tôt. Ce n’est pas que la question qu’il avait posée était très compliquée, mais plutôt que les images qu’elle avait en visualisant le domaine précis pour lui répondre. Elle ne cessait de le voir tantôt en pleine forme, nu et en sueur comme après une bonne partie de sexe, et tantôt étendu sur le sol, livide, le corps brisé, les yeux ouverts mais opaques. Καλυψώ savait pertinemment qu’il n’y avait qu’une seule explication. Soit elle agissait, et sauvait la vie du jeune homme, soit elle restait les bras ballants, et il mourrait avant la fin de la nuit. Et sur le terrain utilisé pour la foire, si elle se fiait aux détails de ses visions.
Relâchant les mains de son client, la prophétesse soupira longuement en ouvrant les yeux, plongeant ses prunelles -de la teinte du bleu des mers du sud- dans celle du jeune homme. Elle ôta le voile diaphane qui couvrait ses cheveux, et détacha ceux-ci du chignon rapide qu’elle avait fait plus tôt. Les clochettes accrochées aux pans du voiles tintinnabulèrent un instant, et le silence reprit ses droits. Καλυψώ s’adossa à sa chaise, laissant voir que pour son stand sur la foire elle avait pris le parti du jouer sur le cliché des diseuses de bonne aventure romani, et soupira de nouveau avant de souffler quelques mots.
« Aviez-vous des plans pour la soirée, monsieur Oyio ? »
Elle arborait un petit sourire malicieux, séductrice. Elle n’était pas très subtile dans sa question, mais ça servirait sûrement à appâter le jeune homme. De ce qu’elle avait pu voir de lui, il ne dirait probablement pas non à une soirée en sa compagnie. Καλυψώ devra fermer son stand plus tôt que prévu, mais elle prévoyait de compenser en restant ouverte plus longtemps le lendemain.