« Des dettes…. Des dettes…. Vous m’en foutrez moi, des dettes ! Vous jure... »
Celle qui maugréait actuellement, c’était Flint. Il faut dire qu’elle était des plus mauvaises humeurs depuis quelques jours, et que les événements n’allaient guère en son sens. Cela faisait maintenant deux semaines qu’elle travaillait dans cette auberge, et la situation qui l’avait amenée à s’embaucher sous la bonne garde de Tissandre Julperion, la maîtresse des lieux, était à la fois saugrenue et passablement déplorable…
L’imp était en plein voyage. Du moins à l’origine. Elle était partie depuis les confins des sables Ashnardiens pour ensuite passer les hautes chaînes montagneuses des Cols Gris, un nom qu’elle trouva par ailleurs fort peu original. Sitôt les rocs quittés, elle avait alors entamé une suite d’escales dans plusieurs petits villages, à mesure que ses pas la rapprochait de milieux moins hostiles, puis elle s’était retrouvée dans un néant absolu de civilisation. Pas une chaumière à la ronde. Pas la moindre forme de présence humaine sur des kilomètres, et des kilomètres, et encore un peu plus de kilomètres. Rien, pas âme qui vive, ni le plus petit aventurier, encore moins de pauvres hères en quête de lieux calmes, et pour parachever le tout, ni paysan de quelques extractions pour lui présenter le chemin le plus court vers un éventuel lieu de repos. Simplement le vide. Elle s’y était donc perdue, errant comme une pauvrette sans carte et sans sens de l’orientation. Et si le premier point n’était guère faux, le second fut bien plus difficile à avaler pour elle, qui tenait de son orgueil l’impression naturelle d’être capable de se sortir de la moindre situation que ce monde aurait sût lui faire connaître. Désormais, ce dernier semblait vouloir prendre une triste revanche sur la petite forme de vie démoniaque qu’elle était, et elle en subissait les outrages : En une semaine, puis en deux, enfin en trois, elle se trouva lentement de plus en plus fatiguée, de plus en plus ternes, de moins en moins vives, et entama bien malheureusement des rencontres qu’elle n’aurait jamais voulu avoir à faire. La dernière de son long voyage dans ce grand axe sans civilisation comprenait la présence d’un bourron, titanesque sanglier aux défenses naturellement épineuses, et d’un perclin, forme de vie hasardeuse que l’on pourrait rapprocher du slime, en plus inoffensif. Le résultat fut une tenue en triste état, un souvenir déplorable, ainsi qu’une imp hurlant à la lune moqueuse que plus jamais elle ne fera de feu de camp près d’un point d’eau.
Par bonheur, elle trouva alors enfin une bourgade, modeste, mais qui avait par le plus grand des bonheur une forme de petite route rocailleuse et enherbé qui semblait y conduire, lui facilitant la marche tout en occasionnant quelques espoirs qu’elle puisse bientôt rejoindre une véritable cité. Malheureusement, ses malheurs ne purent qu’aller grandissant : Non seulement son état physique déplorable ne manqua pas de faire hurler la première personne chez qui elle se permit de rentrer, à savoir l’aubergiste, mais même une fois qu’elle put la convaincre de ne pas la jeter dehors à grand coup de pied aux fesses, ce ne fut pas sans qu’elle ne se complique passablement la tâche par la suite. Effectivement, commandant à cette occasion un repas, dont elle avait le plus grand besoin, puis demandant le plus proche point d’eau pour se débarbouiller, elle avait profiter d’être aux jeunes heures de la journée pour se baigner non sans se douter des futurs événements. Grand mal lui prit de faire ce choix. A peine sa tenue ôtée, ou du moins les lambeaux qui en restait, et plongée dans les ondées calmes de l’étang le plus proche, elle y perçut la présence étrangère d’un quelconque voyeur. Peut-être eut-elle un mouvement d’humeur un brin trop hâtif, mais la forme indélicate qui passait par les buissons voisins entendit alors l’imp prononcer quelques mots en une langue étrangère avant de se faire rôtir l’arrière-train, l’obligeant lui aussi à bondir à l’eau pour préserver ses parties génitales proches des flammes, et sûrement sa vie par la même occasion. Flint ne découvrit que bien plus tard qu’il s’agissait du chef du village, et ce n’est qu’une fois à l’auberge, avec un bon repas et l’annonce proche d’un repos dans un lit douillet, que finalement le couperet tomba droit sur sa nuque, l’annonce de son enfermement en ses lieux arrivant de pair.
Car le lubrique chef s’en prit à l’aubergiste, et l’aubergiste s’en prit à elle. N’ayant guère de moyens de riposter contre l’elfe, dont elle découvrit avec le plus grand des malheur qu’elle était capable d’avoir la langue aussi tranchante qu’elle-même, la discussion tourna vite à une résolution des plus claire : Si Flint lui avait attirer des ennuis, il ne tenait désormais qu’à elle de les lui faire oublier, notamment au travers d’un travail particulièrement assidu durant les prochains jours. Très honnêtement, l’imp voulu tenter de fuir à la dérobée, mais un lancer de couteau à viande à quelques centimètres d’une de ses précieuses cornes décoratives fut un argument relativement percutant pour qu’elle finisse par se résoudre à son triste sort. Elle avait donc abandonné, prenant la bonne résolution de répondre positivement à l’ordre de Tissandre, et finissant par travailler pour le mois dans son auberge afin de pallier à la hausse de paiement foncier que le chef de village avait collé au commerce de l’elfe.
Ainsi donc, cela faisait deux semaines. Tissandre ne faisant pas grand cas des codes de son métier, et ne voulant guère manquer la possibilité d’une véritable poule aux œufs d’or en la personne de Flint, elle s’était rapidement permise de plus ou moins la mettre en spectacle afin de ramener du monde en boutique. En deux jours, elle avait troquée une tenue parfaitement normale pour une tenue beaucoup trop courte à son goût, la moitié de ses fesses étant visible dès lors qu’elle ne se tenait plus droite, tandis qu’une moitié de sa poitrine tentait désespérément de quitter le haut de son tablier. Trois jours encore après, Tissandre ne faisait plus attention quand certains de ses clients passaient une main baladeuse en direction de la petite Imp, occasionnant alors échauffourées et prises de becs entre la serveuse et les habitués de l’établissement. Autant dire qu’elle ne gagna pas vraiment ces batailles, encore plus quand la mention du chef du village fut ramené sur la table. Elle eut au moins le bonheur d’apprendre que ce dernier n’était pas franchement apprécié, ce qui faisait qu’elle n’avait pas non plus mauvaise presse parmi les habitants du coin. Elle avait juste le malheur d’être malgré tout un joli brin de fille que l’on avait « envie de taquiner » des dires des plus audacieux. Et là, ce soir, après qu’elle ait eut le temps de faire la moitié de son devoir en ces lieux, elle se retrouvait à la fois aux fourneaux et au service, courant dans tout les sens, et profitant des courts moments où elle était seule pour pouvoir déverser un peu de sa rage dans un coin de la cuisine. Dans le fond, elle était quasiment certaine que cette vieille bique à l’allure de jeunette dans sa vingtaine pouvait l’entendre, mais par le plus grand des bonheurs, elle était encore capable de comprendre que la jeune petite démone avait besoin de vider son sac régulièrement… tant qu’elle conservait bonne mine devant les clients.
« Le prochain qui me pelote je le castre. Non, mieux, je le défroque devant tout le monde et lui coud l’anus. Non, mieux, j’attends qu’il sort, ivre, et je le guide chez le chef pour qu’il le sodomise. Non, mieux : je... »
C’est alors qu’elle se laissait baigner dans ses illusions qu’un violent frisson lui parcourut l’échine. Comme si soudainement, l’ensemble de son instinct lui hurlait de se faufiler dans un coin et de ne plus en sortir. Et elle connaissait bien ce genre de réaction naturelle ! Cessant immédiatement son petit monologue personnel, elle se glissa près de la porte de la cuisine et observa par l’entre-ouverture de celle-ci la salle, actuellement pleine à craquer. Par chance, ou non d’ailleurs, elle ne tarda pas à remarquer celui qui se trouvait au devant de sa patronne, présentant quelques belles pièces en quémandant nourriture pour sa bête, lit pour dormir, et un bon repas pour un repos complet. Viscères et mouche des enfers, un démon ! Et pas le plus petit par ailleurs, une grosse bestiole, un sacré corniaud, un bel éléphant si on voyait en elle une fourmi. Mais qu’est-ce que ce genre de saloperie foutait ici, paumé en pleine campagne ? Pire, même pas la campagne, un coin de bouseux arriérés avec un vieux pervers pour chef, et une carne soigneusement gommée comme aubergiste ? Mais elle … Elle ne pouvait pas décidément vivre sa petite vie tranquille sans que les mondes infernaux ne se rappellent à elle de la pire des manières ? Qui sait, peut-être … Peut-être même qu’il était sur ses traces ? Qu’il avait été envoyé pour la capturer et la ramener dans les tréfonds sanguinolents des hauteurs infernales, afin qu’elle soit enfin envoyée au prince qui avait tant voulut la posséder, autant comme servante qu’en tant que joli petit jouet de ses plaisirs ? AAAAAh ça, JAMAIS ! Elle allait se barrer, tant pis, elle risquait moins de chose à tenter le risque d’un lancer de couteau que de rencontrer cette saloper…
« FLINT !
- IIIIIK ! Quoi !? Putain tu m’as fais sursauter !
- Ferme-la, bonne à rien, et retourne taffer ! Y’a encore la moitié des clients qui attendent d’être servis, et je parle pas des nouveaux-venus. En selle, où j’te colle à poil à côté du chanteur en herbe.
- … Pitié non. »
Comme toujours, ses protestations, déjà rarement extériorisée, moururent dans l’oeuf. En peu de temps, la voilà sur pied, et qui entame de rapides allers-retours dans la salle, apportant boissons et gamelles, tout en priant de ne pas devoir s’approcher trop près du barde, dont les talents musicaux se restreignent très clairement à l’usage de la lyre. Malheureusement, elle se retrouve bien rapidement avec une main haut levée, une main qu’elle ne peut ignorer… Alors, très discrètement, et avec au coeur le bonheur de ne pas s’être retrouvée à porter sur elle les cornes ornementales qu’elle affectionne pourtant énormément, elle vient gagner les abords du démon savamment déguisé. Elle a la chair de poule au simple fait de se trouver près de lui, mais préfère faire la fière, ne voulant guère montrer qu’elle puisse avoir vu au travers de son grimage, ou qu’elle le craigne de quelques manières que ce soit. Pourtant, grand dieu que sa proximité l’a met mal à l’aise :
« Bonsoir voyageur, que puis-je pour vous ? »
Elle priait intérieurement qu’il ne lui fasse pas la discussion.