Enothis vivait un moment d’allégresse. Pourtant la situation aurait put être vivre de biens d’autres manières par ceux qui auraient eut l’occasion de se retrouver à sa place. Le froid mordant sur son corps, qu’elle n’avait qu’à peine couvert maintenant qu’elle s’était vêtue de sa tenue rituelle, ou encore le fait que la tempête environnante sifflait, avec engouement, son strident qui balayait la nuit de sa présence. Pourtant, l’égyptienne y trouvait exactement la meilleure des dispositions pour qu’elle exprime sa foi. Parce que malgré les réactions de son corps, cette chair de poule et ces frémissements dû à la morsure amusée du froid nippon, ou encore les tentatives malicieuses du vent et de la neige pour venir capter son attention, la jeune femme trouvait dans le feu de sa Foi l’endurance pour lutter contre ces ennemis naturels. Elle se laissait bercer par ses vœux et ses déclarations, exprimait sans honte, à haute voix, la teneur de ses prières, avant de retourner au silence pieux. Son âme était le brasier suffisant pour qu’elle ne faillisse pas dans cette épreuve, imprévue, mais qui avait alors un aspect presque rituel, comme si elle se devait de prouver que ses religieuses pensées ne pouvaient être troublées par quelques actions envoyées par une divinité courroucée. Alors elle priait avec ferveur, n’oubliait peut-être pas le froid, la neige et l’obscurité environnante, mais l’acceptait comme de justes compagnes, avec qui elle avait bon espoir de passer la nuit sans jamais faiblir.
De temps à autres elle psalmodiait ses couplets rituels, peut-être hérités d’un culte blafard et malveillant, mais dont elle gardait les traces au fond de son coeur. Non pas qu’elle puisse y attribuer une réelle consistance, mais elle espérait, par la puissance de ses paroles et de ses vœux, que celles-ci soient suffisantes pour atteindre la conscience de la divinité qu’elle louait. Elle n’était rien pour ces tout-puissants Créateurs, pour ces êtres qui, loin au-dessus d’elle, pouvaient choisir, tester, chérir les êtres humains qui avaient attirés leurs faveurs. Et si elle ne pensait pas être de ceux qui méritaient plus, ayant déjà été bénie de la présence d’Emaneth, elle ne manquait pas pour autant de leur vouer une déférence absolue et intact : Elle portait en son coeur l’amour de ces Très Grands, pur et sincère, et il n’y avait dans sa Foi aucune intention suffisamment sombre ou altière pour en entacher le sens. Tout ce qu’elle prononçait avait valeur de vérité à ses yeux, puissante, sacrée, à laquelle elle s’adonnait pleinement. Et elle ne cessait de le faire, entrecoupé de longues pauses de pleine prière :
« … Et quand, sur ses terres désormais recouvertes par les sables trompeurs, le Premier homme fit foi de sa Loi, l’Eternel se présenta à lui avec splendeur. De ses mots apparut la Vérité, et de ses termes furent créé le monde de l’Homme : Par Lieu et Mers, Ciel et Profondeur, partout où Homme se trouvera, Lui se trouvera aussi. Et que chaque pas soit fait avec humilité, car Il présentera à l’Homme épreuves et dangers, car Il cherchera à statuer de la valeur de l’Homme. Car tous devront faire cas de leur Foi, et que tous seront un jour jugé à l’aune de leurs actes. Car sous les sables trompeurs se trouvent la première terre de l’Homme, et que celle-ci se rappellera encore, après les éons, de ses premiers choix comme les derniers... »
Elle n’entendit pas, au coeur de ses prières, le bruissement de l’eau plate qui se trouvait devant elle, voilée par le froid hivernal et les pleurs gelées. Il était déjà si tard après tout, et même si elle ne faisait guère attention à l’écoulement limpide du temps, fièvreusement emportée dans ses élans de Foi, elle savait pertinemment que nul ne serait assez fou pour rejoindre si tardivement ce lieu perdu et secret par une telle nuit, ce qui l’avait amenée à ne plus faire attention à son environnement. Même Emaneth, tapie en son coeur, ne s’était pas mise sur ses gardes, et pour quelques raisons bien diverses : La première était qu’elle ne pensait pas qu’un humain puisse être aussi fou que sa fanatique de compagne, la seconde que si quelques esprits se trouvaient entre ces murs, ils ne se permettraient pas d’approcher un danger telle que celui qu’elle représentait, même pour les entités non-humaine. Le duo se pensait seul, parfaitement seul, absolument seul. Et ainsi elles se laissaient chacune allée à leur activités, la Djinn sommeillant en Enothis, et la jeune femme à la peau de bronze évoquant sa foi à mainte reprise, appelant de ses actions la preuve de sa passion religieuse. Non, ni l’une ni l’autre n’avaient put remarquer le frémissement de l’ondée, le déplacement succinct de la surface du bassin alors que la forme titanesque qui s’y trouvait cherchait à quérir quelques primes informations quant à son environnement. Honnêtement, Enothis gardant la majeure partie du temps ses yeux fermées pour se concentrer sur ses versets pieux, elle avait d’autant moins de chance de remarquer pareil détail.
En revanche, et ce malgré l’entrave passive de cette transe méditatoire qui l’avait envahie depuis plus de deux heures, elle ne put pas passer à côté de ce bruit si évident : le grincement du bois. Long, lourd, monotone, les premières planches de l’entrée grincèrent d’agonie quand quelque chose vint enfin pénétrer dans cette espace privilégié qu’elle s’était construit, tant et si bien qu’elle eut un moment de doute suffisant pour briser son état de grâce. Devait-elle ouvrir les yeux ? Devait-elle s’enquérir de l’éventuelle présence qui semblait s’approcher d’elle ? N’était-ce pas là une épreuve de plus pour tenter sa foi ? Bien sûr qu’elle ne put qu’y réfléchir dans toute la hâte possible, car l’approche d’une entité humaine pouvait la mettre dans un sacré embarras, encore plus lorsque l’on considérait la manière bien étrange dans laquelle elle était vêtue ! Mais l’hésitation s’entendait aussi, la jeune femme ne voulant guère présenter à ses Seigneurs la moindre preuve de faiblesse. Pourtant, sa sécurité prit le dessus quand elle entendit un autre de ces pas lourds s’approcher d’elle, se faire entendre à l’entrée même de la pièce où elle se trouvait. Elle ouvrit donc lentement les yeux, avec la peur de ce qu’elle pourrait découvrir, et manqua défaillir face à ce qu’elle apercevait. Une forme titanesque, dont elle se demandait même comment elle avait put se glisser par la double-porte qu’elle avait laissée ouverte sur le spectacle méditatif du jardin, lui faisait face. Si ce n’était grâce au voile qui se trouvait devant son visage, il aurait été évident qu’une véritable stupeur pourrait être observée sur ses traits. Et pétrifiée, stupéfaite, elle ne put faire le moindre geste alors que ça se rapprochait, pas à pas, lentement… peut-être péniblement ?
« Ankhti... »
Elle eut la volonté de parler, mais ne le put. De toutes manières, cette énormissime créature qu’elle ne distinguait pas encore pleinement aurait couvert sa voix, car il s’affaissa lourdement sur le sol de tout son corps, et cette chute provoqua un tel boucan qu’elle aurait put croire qu’un quelconque éclair aurait déjà zébré le ciel, avant que ce tonnerre ne vienne la cueillir dans sa stupeur. Elle eut deux pensées, la première étant qu’elle se demanda un court instant si elle ne s’était pas mise à rêver, la seconde qu’elle fut autrement rassurée de voir que cet être, en s’échouant sur le sol, n’avait pas brisé l’ensemble de la structure dans son mouvement. Seigneur dieu, qu’était-ce ?
D’une main tremblante, elle alla chercher la tiare qui se trouvait sur le sommet de son crâne, et l’ôta délicatement, comme si le fait d’agir rapidement pouvait la mettre en danger face à cette chose inconsciente. Elle ôta par la même ce voile qui floutait sa perception visuelle, et découvrit cet invité nocturne qui faisait battre son coeur à tout rompre, non d’un amour pieux comme plus tôt, mais bien d’une peur terrible, presque primale. Et quand elle posa enfin les yeux sur cette entité, elle manqua crier. Ce qui l’en empêcha ? La peur de l’éveiller. Cette chose faisait non seulement plusieurs mètres de long, ce qui laissait comprendre pourquoi le bois ancien du temple abandonné avait hurlé de douleur sous son poids, mais surtout il était si large et imposant qu’Enothis, encore agenouillée, même en posture de retrait, n’était pas assez grande pour regarder par dessus le dos de cette monstruosité. Mais surtout, SURTOUT, cette forme de vie parfaitement inhumaine avait les attributs physiques de quelques reptiles, et après une légère expertise visuelle, l’égyptienne prit l’audace même de lui attribuer une parenté incompréhensible avec les énormes crocodiles qui baignent dans les fleuves de son pays d’origine. Autant dire que le choc, désormais absolu, la tira définitivement de son cocon de foi, et qu’elle eut enfin une réaction logique en se rejetant en arrière, même si bien tard, pour se redresser comme elle le pouvait sur ses jambes. Seigneur, quelle folie que cette chose. Et surtout qu’est-ce que ça faisait ici ? Elle voulut le dire, mais s’arrêta immédiatement : Elle devait procéder par étape, et non dans l’empressement le plus incohérent :
« Que… Tu… Tu es réveillé ? »
Pas un bruit. L’énorme crocodile humanoïde avait les yeux clos, et le souffle presque absent. Elle s’approcha lentement de cette entité évanouie et l’observa avec une crainte mêlée de curiosité. Il était froid. Extrêmement froid même, et visiblement son corps était couvert d’un mélange de neige et d’eau, le tout étant lentement en train de geler avec la température environnante. Soyons honnête, elle n’était pas vétérinaire, encore moins zoologiste, mais l’état de la créature qu’elle auscultait était suffisamment poignant pour qu’elle comprenne qu’il y avait une certaine forme de gravité à la situation. Encore plus qu’ayant déjà vu plus d’un reptile dans sa contrée natale, elle savait qu’aux heures les plus froides de la nuit désertique, ces bêtes aux sang-froid fuyaient instinctivement dans quelques nids et anfractuosités plus chaleureuses. Peut-être que le cas était similaire, que cette chose, toute incompréhensible qu’elle était pour son esprit, avait eut un besoin immédiat de chaleur afin de sauver sa vie, ce qui l’avait amené à s’approcher d’un être humain comme elle ? Mais … Mais est-ce qu’elle devait le sauver ? Ce genre de bêtes sauvages sont puissantes, dangereuses, et souvent sanguinaires une fois que la faim les habite. Que risquait-elle à l’idée de le sauver, et surtout de faire tout ce qui était en son pouvoir pour le faire ?
Quant elle y pensa, elle se sentit sotte, secoua la tête de droite à gauche pour se réveiller, puis se mit son propre poing dans le front afin que la douleur lui remette les idées en place. Cette chose avait besoin d’aide, une aide qu’elle pouvait donner. De plus, toute inhumaine que cette monstruosité était, elle avait été capable de parole avant de s’écrouler dans l’inconscience, prouvant par là une intelligence telle que l’abandonner serait tout simplement la même chose que de ne pas aider un autre être humain.
Alors elle s’activa. Tout d’abord, elle alla chercher ses premières affaires, tant pis pour leur état futur, et sécha comme elle put le corps de ce puissant crocodile humain. De la tête aux pattes, elle tenta d’ôter un maximum de liquide afin que la bête ne se retrouve pas sous une épaisse couche de givre, puis ne put que se mordre la lèvre inférieure quant elle remarqua qu’une partie de la queue de l’énorme saurien se trouvait en dehors de de la protection du temple. Tant pis, elle alla chercher son sac, se posta à l’extérieur en marchant directement dans la neige, faisant fi du toucher glacé de cette couche nivéenne, puis attrapa la queue de son invité surprise pour la soulever comme elle put. Glissante, et ce encore plus avec l’eau et la neige, elle pesta durant de longues minutes avant de finalement réussir à se positionner, la queue posée contre son torse et en partie sur son épaule, puis de glisser son sac en dessous, pour enfin relâcher le lourd appendice dessus, et enfin de le couvrir du reste de ses affaires. Respirant lourdement, sa tenue détrempée et le froid commençant à l’attaquer aussi, elle n’attendit pas plus longtemps avant de rentrer immédiatement à l’abri, et de se diriger dans le couloir par lequel elle était rentrée pour aller chercher ce dont elle avait besoin. À savoir : du bois, de la vieille toile, et du bois plus épais encore. Elle attrapa le tout dans les ruines du bâtiment, quitte à arracher certains éléments des vieilles portes coulissantes, non sans s’excuser auprès de la divinité tutélaire des lieux, et ramassa le reste au sol avant de revenir dans la pièce où sommeillait dangereusement le reptile humanoïde.
C’était le dernier instant critique, le moment ultime où elle pouvait faire marche arrière. Elle ne le fit pas. Amassant sa récolte près de la bête titanesque, elle s’assura d’en faire un tas relativement large… Et l’alluma après quelques tentatives, produisant un large feu de camp. Afin de s’éviter de mauvaises surprises, elle humecta les planches alentours avec de la neige, puis ferma comme elle put les doubles portes de la pièce, considérant que l’appendice caudale de cette chose se trouvait au beau milieu, pour enfin considérer sa tentative de sauvetage comme accomplie. Elle n’eut plus qu’à aller s’installer dans un coin de la pièce, le plus éloigné possible de cette créature, et chercha à retrouver son calme. Si elle reprit ses prières au bout d’une bonne demi-heure, ce fut pour prier alors que cette bête ne soit pas agressive… et qu’elle puisse avoir la vie sauve.