« Monsieur, on va bientôt fermer ! »
Ces mots ne tirent même pas Camille de ses pensées. D'ailleurs, il ne saurait dire depuis combien de temps il s'est posé à l'Auberge du coucher de lune. Drôle de nom ! On ne verrait jamais ça en France. La France ? Il en est si loin, désormais. Qui lui aurait dit qu'il se plairait à Seikusu, où il ne connaissait personne ? Qui lui aurait dit qu'il trouverait comment entrer dans une sorte de monde parallèle, terra qu'ils disent, Qui aurait imaginé que là vivent, ensemble, toutes sortes d'êtres, dont certains n'existeraient que dans l'imagination ?
Comme l'étrange serveuse de cette auberge, par exemple, avec ses ailes noires. En France, ce ferait un super déguisement pour Halloween. Mais, à Nexus, c'est banal, ça ne surprend personne, à part Camille peut-être. C'est vrai que, quand il s'est assis et que la serveuse est venue s'enquérir de sa commande, ce qu'il a d'abord remarqué est son visage, mi-angélique mi-poupin. Avec une douceur exquise dans la voix, pour lui détailler toutes les nuances de thés ici offerts. Et justement, quand elle est revenue pour lui apporter sa commande, c'est sa silhouette qui l'a alors troublé. Parfaite, juste parfaite ! Fine mais longiligne. Galbée mais dessinée. Et mise en valeur par une robe immaculée d'un dessin digne des grands couturiers.
D'ailleurs, quand elle s'en est retournée au comptoir, il n'a pu s'empêcher de s'attarder sur la subtile ondulation de ses fesses sous le tissu blanc. « Une danseuse, je suis sûr qu'elle danse divinement ! », s'est-il dit. Il n'en faut pas plus à Camille pour sortir son carnet, écrire, faire des croquis, alterner flèches et ratures, déchirer la page et recommencer. Comme tout photographe et vidéaste, il cherche sa muse. Et là, elle vient de lui apparaître, ingénue, imprévue. De temps en temps, il l'observe à la dérobée, parfois s'approcher de clients braillards et irrespectueux, parfois se tenir derrière le comptoir en attente de quelque commande.
Cette muse, comme sortie de nulle part, se heurte à lui, à la virilité de l'homme qu'il ne veut plus forcément être, à la douceur de la femme qu'il aimerait tant être. S'il était venu, dans cette féminité qu'il sait désormais pouvoir vivre ici à Nexus, tant les regards ne sont pas les quolibets de la Terre, aurait-elle été la même ? Cette serveuse, comme un ange aux ailes noires, semble faire s'agiter tous les démons qui sommeillaient en lui.
Il en a profité, il en est au moins au troisième plateau, il aura goûté tous les thés qu'elle lui a conseillés. Elle s'y connaît ! La première fois, elle lui a conseillé un thé détoxifiant, mais il ne se rappelle plus avec quelles bases. La deuxième fois, elle lui a conseillé un thé aphrodisiaque, mot qui a fait rougir Camille jusqu'aux oreilles. La troisième fois, elle lui a conseillé un thé planant, et il se demande vraiment ce qu'il y avait dedans. Et, à chaque fois, le même visage enchanteur, la même démarche aérienne, et Camille de se replonger dans son carnet, la photographiant, la filmant, ou autre que sait-il.
« Monsieur, on va bientôt fermer ! »
Cette fois, l'intonation du patron est plus ferme. Hormis Camille, il ne reste plus que trois soiffards, qui, maugréant, se lèvent, à qui rote, à qui pète. Camille regarde sa montre, 23 heures. Panique totale, il sait trouver le portail aller de Seikusu, caché au fond du temple. Mais ici, il n'a pris le portail retour que de jour. Là, de nuit, il n'a plus les mêmes repères ! Comme affolé, il pousse dans son sac caméra vidéo et appareil photo, prend quand même soin de bien ranger son carnet de notes, et sort, sans même faire attention à la serveuse.
L'air s'est un peu rafraîchi, mais reste doux. Nexus, de nuit, conserve son insolite, mais de pare de mystère. La nuit révélerait-elle des êtres plus insolites encore que de jour ? Mais les quelques rares réverbères ne lui renvoient pas les indications vers le portail retour. Pourtant, son affolement récent est un peu retombé. Peut-être ce mélange de trois thés l'a-t-il apaisé ? A moins qu'il ne l'ait euphorisé ? Il repense à cette serveuse, hors du commun. Un ange. Un ange aux ailes noires, mais un ange quand même.