Takahta lui cachait définitivement quelque chose. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y avait guère besoin d’être la plus grande détective du monde pour s’en douter. La bouille ronde du bijoutier était plissé d’inquiétude, son front luisait de sueur et il ne parvenait pas à aligner correctement une phrase entière sans bredouiller. Un enfant de cinq ans aurait été capable d’une meilleure comédie, estima mentalement la jeune femme, en moins exaspérant.
Progressivement agacée par tant de ronds de jambe, de balbutiements et de pathétiques excuses, Natacha le gratifia d’un regard glacial, ce qui décida finalement à l’homme à grimper de mauvaise grâce l’escalier conduisant à l’étage. La vieille demeure comportait son lot de pièces séparées de manière traditionnelle, et la lycanthrope prit les devants, bousculant Takahta pour ouvrir les panneaux un par un, bien décidée à passer l’ensemble au peigne fin.
« Vous allez la boucler oui ?! » Lâcha-t-elle sèchement en découvrant le banal salon. « J’en ai ma claque de vous entendre gémir, alors à moins que vous vous décidiez à être honnête, fermez votre gueule. »
Le sang palpitait aux tempes de Natacha. L’énervement la gagnait peu à peu, et elle tâcha de se maitriser sans quoi… Alexandre et elle avaient suffisamment expérimenté les conséquences de sa propre rage lorsqu’elle perdait totalement ses moyens, et sa mission présente n’était pas de transformer Takahta en bouillie sanguinolente. Encore fallait-il que ce dernier ne tente aucune action d’éclat stupide.
Le craquement sur le vétuste plancher se fit entendre dans la pièce voisine, et si même le commerçant put le percevoir, cela n’avait aucune chance d’échapper aux sens aiguisés de la lycanthrope. Natacha fusilla Takahta du regard, puis s’approcha à pas décidé de la porte suivante en ignorant complètement ses protestations véhémentes. Bien mal lui en pris.
La jeune femme n’eut qu’à peine le temps de poser sa main sur le panneau de bois, qu’une formidable explosion le fit voler en éclats, la propulsant elle-même à travers la pièce jusqu’à traverser violemment la cloison précédente. Son dos fit brutalement connaissance avec le mur du fond, en brique cette fois, et aussitôt son crâne se mit à carillonner comme un clocher de cathédrale à midi.
« C’est quoi ce merdier ? Je devais venir ici inspecter des armes !
- Ce n’est pas de ma faute si cette salope a débarqué ! Elle a des pouvoirs, bordel ! J’ai pas signé pour ces conneries, moi ! »
Momentanément sonnée par le choc, et assourdi par l’onde sonore, elle ne perçut qu’à peine ces dernières paroles, si ce n’est la voix geignarde de Takahta accompagnée d’une seconde inconnue. Ses oreilles engourdies captèrent faiblement le terme « salope », et un grognement sourd s’échappa de ses lèvres tandis que Natacha remuait pour s’extirper des monceaux de débris, planches brisées et restes de mobilier.
« Vous l’avez loupé ! Elle remue encore, bordel ! » Couina le bijoutier, son regard affolé rencontrant celui, glacé, du Shocker.
« Ta gueule, je l’ai pas loupé… » Répondit celui-ci.
L’onde de choc avait effectivement frappé sa cible de plein fouet. Sans sa robuste constitution de lycanthrope, la puissance de l’onde l’aurait tué net, et même ainsi, Natacha mit deux bonnes minutes à se remettre sur pied. Si son audition n’était pas encore revenue complètement, sa mauvaise humeur, elle, venait de croitre en une fureur menaçant d’exploser à chaque instant. Les cheveux dans tous les sens, la jeune femme jeta un coup d’œil à sa tenue auparavant impeccable, et désormais déchirée par endroits, pleine d’esquilles de bois et de poussière.
*Et voilà, j’ai bousillé tout le costume… Alexandre va encore me chier une pendule.* Songea-t-elle en passant le doigt sur sa joue, décorée d’une légère estafilade.
Les deux hommes l’observaient toujours, l’un prêt à faire dans son froc, l’autre hésitant sur la tactique à adopter pour la mettre hors jeu. Natacha se redressa en grognant, étirant son dos, faisant craquer sa nuque et finalement cracha un filet de sang au sol.
« Ok… Dire que j’avais fait un foutu effort pour rester propre et polie. Cette fois les gars, vous allez ramener vos miches avec moi, mais pas sans perdre deux-trois dents, c’est garanti. »
La trahison de Takahta dépassait désormais de loin son champ de décision. Manifestement, l’homme avait fait bien plus qu’acheter une simple arme aux Russes : il était leur revendeur, et ils lui montraient suffisamment d’intérêt pour leur envoyer un homme de main. L’idée ne lui plaisait guère, mais Natacha avait sacrément intérêt à les ramener vivants pour satisfaire la hiérarchie.
« Tu crois ça, pétasse ? » Ricana le Shocker pendant que Takahta, émettant un couinement angoissé, recula précipitamment vers la porte opposée.
« Et PERSONNE NE SORT ! » Aboya-t-elle, armant en même temps son bras droit. Un morceau de bois brisé traversa la pièce à toute vitesse, frôlant de justesse le Shocker avant de se planter dans le mollet du bijoutier qui s’effondra en hurlant. Si le super vilain était stupéfait, il ne le montrait guère. Natacha avait lancé l’esquille avec tant de force, que le morceau avait franchi la distance à la vitesse d’un carreau d’arbalète pour se ficher dans la chair de Takahta.
La lycanthrope n’avait jamais fait dans la dentelle, et Alexandre était bien placé pour le savoir. Dans un rugissement furieux, elle bondit en avant pour foncer sur son adversaire, écrasant et bousculant tout ce qui se trouvait sur son passage. Conservant pleinement son sang froid, le Shocker campa sur ses positions, déjà prêt à repousser la jeune femme qui le chargeait tête baissée à l’aide ses redoutables bracelets.
Cependant, au dernier moment, Natacha fit un bond prodigieux jusqu’au plafond, y traçant de profonds sillons comme si ses mains étaient pourvus de griffes. Sa stupéfiante vitesse de course fut drastiquement ralentie par cette manœuvre, comme si elle s’accrochait brièvement au plafond pour basculer ses jambes en avant. Si bien qu’au lieu du percuter le Shocker au niveau de la taille comme un rugbyman, celui-ci, surpris par la vitesse d’exécution, reçu les bottes de la femme en plein buste.
L’attaque n’avait duré qu’une fraction de seconde, car il était clair qu’aucun humain normalement constitué n’aurait sprinté si rapidement, ni bondit si haut. Tout comme Natacha l’avait été, le Shocker fit un vol plané à travers la pièce, atterrissant violemment parmi les autres caisses d’armes entreposées sous le regard tétanisé de Takahta. Le bijoutier n’en croyait pas ses yeux. Non seulement cette femme encaissait les bracelets mortels de l’homme de main, mais ses capacités physiques dépassaient de loin la normale.
« Déjà terminé ? » Lança-t-elle effrontément. « Magne-toi de te relever, faut que je te casse la gueule avant que la réception du patron commence ! »
Sautillant sur ses pieds, les poings en avant comme une boxeuse à l’échauffement, Natacha affichait des mains déformées par d’impressionnantes griffes couvertes de poussière de plâtre. Le visage déformé par la colère, ses dents étaient étrangement longues, et ses yeux brillaient d’un intense éclat jaune, nota avec horreur Takahta. Elle n’était que partiellement transformée, et pourtant, sa puissance d’attaque dépassait allégrement un simple mortel.
La lycanthrope restait néanmoins sur ses gardes en fixant l’endroit où le Shocker avait atterri. Qu’il soit déjà hors course ? Hé, elle n’y croyait pas ! Ou bien elle ne voulait pas y croire. Avant d’être la femme de main d’Alexandre, Natacha était avant tout une bête fauve : une fois déchainée, difficile de la calmer. Et pour l’instant, elle n’avait pas encore eu son compte de bagarre…